Helen Oyeye­mi, Le blanc va aux sorcières

Catégories :

,
Helen Oyeyemi, jeune autrice britannique aux origines nigériennes
Helen Oyeye­mi, jeune autrice bri­tan­nique aux ori­gines nigériennes

Dans son der­nier roman, Le blanc va aux sor­cières, publié le 1 sep­tembre 2011 par Galaade Édi­tions , la jeune auteure bri­tan­nique Helen Oyeye­mi met en scène une des grandes constantes qui régissent la lit­té­ra­ture depuis ses ori­gines les plus loin­taines, à savoir la migration.

C’est l’his­toire de plu­sieurs géné­ra­tions de femmes, atteintes par une mala­die héré­di­taire, et dont le sort est une mort – ou mieux : une dis­pa­ri­tion – pré­coce. C’est l’his­toire aus­si d’une mai­son appe­lée à vivre d’une vie auto­nome par la Grand Anna, pre­mière dans cette lignée funeste, par une nuit de feu, de flammes et de mort. C’est l’his­toire, ensuite, de fuites, amor­cées ou avor­tées : Celle de Jen­ny qui n’a même pas réus­si à sor­tir de la mai­son avant de s’y perdre, celle de Lily qui est morte assas­si­née en Haï­ti, celle de Miran­da enfin, sa fille, der­nier reje­ton de cette famille funeste, qui dis­pa­raît après une dis­pute avec son frère et dont on apprend dès les pre­mières pages qu’elle repose sous la mai­son, avec un quar­tier de pomme dans la bouche, telle une Blanche-Neige moderne avec le noir de ses robes et le rouge indé­lé­bile de ces lèvres, noire comme l’é­bène et rouge comme des gouttes de sang dans la neige.

Marianne Stokes, Blanche-Neige (détail)
Marianne Stokes, Blanche-Neige. Musée Wall­raf-Richartz de Cologne

La par­tie la plus impor­tante de l’his­toire se passe sur la côte de la Manche, à Douvres,

  • ville dont les ori­gines se perdent dans la brume qui recouvre les époques où des peu­plades migra­toires prirent pos­ses­sion du conti­nent qui s’é­tend entre la Bal­tique, la Mer du Nord, l’At­lan­tique et la Méditerranée.
  • qui monte la garde sur les célèbres falaises, sym­bole, avec son rem­part éri­gé par des géants, de la « splen­dide iso­la­tion » et de la Résis­tance farouche qu’op­posent les Anglais aux conqué­rants de tous poils. Dans le livre, ce sont les épi­sodes de la Guerre contre l’Al­le­magne nazie, les bombes qui sont tom­bées sur Douvres en 1940, et les ves­tiges des abris qui rap­pellent et illus­trent cet aspect.
  • où guette, au 29 Bar­ton Road, une pré­sence bien ancrée dans l’es­pace avec son adresse pos­tale, mais qui vient trou­ver les per­son­nages jusque dans leurs refuges et les rap­pelle dans le giron de ses quatre murs qui abritent un espace qu’ils ne déli­mitent pour­tant pas.
  • qui garde donc l’en­trée de la Grande-Bre­tagne et où se trouve un centre de réten­tion des immi­grés clan­des­tins dont l’am­biance morne et sui­ci­daire enva­hit la ville avoi­si­nante, avec ses Koso­vars qu’on assas­sine, et les bandes de filles qui traînent dans les rues.

Ces immi­grés, ils sont au cœur même du roman, qu’ils viennent de l’autre côté de la Manche, comme Luc, le père de Miran­da et d’E­liot, son frère jumeau, ou qu’ils viennent car­ré­ment d’un autre conti­nent, comme la belle Afri­caine, Ore, une des voix par qui se tisse le récit. Les immi­grés pénètrent jusque dans la mai­son, où ils tra­vaillent dans des fonc­tions domes­tiques, comme jar­di­nier et comme gou­ver­nante, les Koso­vars Ezma et Azwer d’a­bord, Sade ensuite, l’in­car­na­tion presque par­faite, avec ses vête­ments et ses cica­trices rituelles, de l’im­mi­gré exo­tique, par­ti du fin fond du conti­nent noir.

À lire :
Fabien Clouette, Une épidémie

Et la seule pré­sence de ces immi­grés engendre la haine et le rejet, invo­qués par la Grand-Anna, suite à la mort de son mari aux mains des Alle­mands, pen­dant que leurs avions tapissent la ville de bombes, incar­nés désor­mais par cette mai­son qui abrite, sublime iro­nie, des chambres d’hôte :

« “Ils l’ont tué”, pleu­ra-t-elle. Je ne pou­vais réagir. Sa peur du pica, des chu­cho­te­ments, et sa peur des éclats de mor­tier et de l’in­cen­die et oui, sa peur de moi, d’être aban­don­née toute seule dans une grande mai­son silen­cieuse. Sa peur était sor­tie du blanc de ses yeux pour s’in­fil­trer dans ma brique jus­qu’à ce que je devienne forte, jus­qu’à ce que je prenne conscience.
[…]
- Je les déteste, dit-elle [i.e. Anna]. Les noi­rauds, les Alle­mands, les tueurs, sales … sales tueurs. » (p. 164)

Mais les immi­grés, ce ne sont pas que des êtres humains avec leur his­toire, leurs besoins et leurs misères, ce sont aus­si des récits, des mythes, et des légendes qui se trans­mettent, de bouche à oreille, mur­mu­rés au fond des nuits noires, près d’un feu ou dans une chambre d’é­tu­diant, et qui s’in­carnent au bon milieu de notre moder­ni­té, trans­por­tés des quatre coins du globe.

La mai­son han­tée, vivante, rap­pelle bien évi­dem­ment celle de la célèbre famille Usher, celle qui pour­rit au fond d’un lugubre étang, quelque part dans une forêt vierge de la Nou­velle Angle­terre et où ont som­bré avec elle, déjà, un frère et sa sœur. La mai­son de Bar­ton Road, après avoir été englou­tie par la haine, ren­ferme des morts-vivants, des femmes dis­pa­rues qui conti­nuent leur exis­tence dans une sorte d’entre-deux, dans lequel Miran­da les rejoin­dra à la fin de l’his­toire. Avec elles, en elles, il y a une autre pré­sence, bien plus inquié­tante encore, la sou­couyant, sorte de vam­pire des Caraïbes, née de la ren­contre de tra­di­tions fran­co-euro­péennes et afri­caines, vieille femme qui sort, la nuit, de sa peau, pour venir sucer le sang des vivants qui s’a­moin­drissent jus­qu’au point de dis­pa­raître. Comme Miran­da, jeune fille ano­rexique, comme Ore qui retour­ne­ra bien chan­gée à la mai­son de ses parents (« Est-ce que tu as lais­sé une moi­tié de toi à Cam­bridge ? » lui demande sa mère quand elle rentre à la mai­son), et qui sen­ti­ra quelque chose la quit­ter, quand elle ren­dra visite à Miran­da, en cou­chant avec elle : « Tan­dis que nous nous embras­sions, je pris conscience que quelque chose me quit­tait. […] Cela me quit­ta par une dou­leur sur le flanc et pas­sa en Miran­da. » (p. 287)

À lire :
Nina Marigny, Coïts dans les prés

Miran­da la vic­time, aspi­rée par un être venu d’au-delà de la tombe, se confond avec l’a­gres­seur, la proie se fait assas­sin, le fan­tas­tique se greffe sur le corps bien réel d’une ado­les­cente jus­qu’à la cou­vrir d’une sorte d’é­corce humaine, au point que les pho­tos ne lui res­semblent plus et que les gens la prennent pour une autre. Le récit de cette trans­for­ma­tion, d’a­bord, et de cette dis­pa­ri­tion, ensuite, est trou­blant, et la peine du lec­teur qui se fraye un che­min à tra­vers les voix dis­cor­dantes des nar­ra­teurs est ample­ment rému­né­rée. Mais l’im­por­tant n’est pas là, dans le des­tin d’une ado­les­cente dont le « coming of age » mène à la dis­pa­ri­tion, aus­si pas­sion­nant soit-il. L’in­té­rêt prin­ci­pal ne réside pas non plus dans la mai­son han­tée, héri­tière de toute une tra­di­tion, mal­gré l’art de l’au­teure de créer une ambiance bien par­ti­cu­lière entre ses murs tor­dus. Ce qui fas­cine, c’est la ren­contre des récits migra­toires, qui engendre une pro­gé­ni­ture fer­tile, et qui appelle à l’exis­tence une figure vam­pi­rique qui non seule­ment hante une mai­son ren­due vivante par le rejet de l’autre, qui non seule­ment tue à feu doux la Blanche-Neige que ne sau­ve­ra aucun Prince Char­mant, en se parant des attraits d’une contrée cau­che­mar­desque, mais qui, sur­tout, se glisse sour­noi­se­ment dans nos idées, où la boule de feu de la sou­couyant à la recherche de sa dépouille, pas­se­ra éter­nel­le­ment dans le ciel ten­du au-des­sus d’une mer grise à l’aube, et dont les vagues, en cla­po­tant, nous apportent les récits des bouts du monde. Tous les récits.

Une der­nière remarque : Pen­dant la lec­ture, j’ai par­fois eu l’im­pres­sion de patau­ger dans une couche gluante qui m’empêchait de péné­trer plus avant dans la per­cep­tion du texte. Après avoir pu lire quelques pas­sages dans la langue ori­gi­nale, je pense que cet effet est dû à la tra­duc­tion qui recouvre trop de détails et trop de pré­ci­sions d’une approxi­ma­tion inhé­rente à tout essai de rem­pla­cer l’o­ri­gi­nal par l’i­mi­ta­tion dans une autre langue. Je recom­mande donc aux ama­teurs de se pro­cu­rer l’o­ri­gi­nal, paru sous le titre : White is for wit­ching chez l’é­di­teur bri­tan­nique Pica­dor.

Helen Oyeye­mi
Le blanc va aux sor­cières
(White is for wit­ching)
Galaade Édi­tions
ISBN : 9782351764350

Helen Oyeyemi, Le Blanc va aux sorcières
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95