Anna­bel S.A, Sans titre (Encre de chine)

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Annabel S.A, Sans titre (Encre de chine)
Anna­bel S.A, Sans titre (Encre de chine)

Qui est déjà Anna­bel S.A ? Les fidèles de la Bauge lit­té­raire se sou­vien­dront peut-être de ce nom peu ordi­naire aux conso­nances liquides et quelques peu sif­flantes sur la fin, mais je doute que le style leur dise grand chose. C’est que, si j’ai effec­ti­ve­ment acquis un de ses des­sins il y a de cela à peu près deux ans, et que j’en ai par­lé dans les colonnes de la Bauge, c’é­tait pour­tant un des­sin peu typique de cette artiste qui pré­fère les per­son­nages fémi­nins en noir et blanc, quelque peu sty­li­sés, dont les corps d’une élé­gance svelte et lon­gi­ligne ont effec­ti­ve­ment quelque chose de ser­pen­tin, avec leurs courbes ondu­lantes et par­fois même un peu tor­dues, et dont les membres effi­lés ne sont pas sans rap­pe­ler le manié­risme de l’art espa­gnol du XVIe siècle. Des per­son­nages qui enva­hissent et épousent le sup­port pour mieux en explo­rer les deux dimen­sions, qu’ils semblent son­der de leurs mou­ve­ments et de leurs étirements.

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Annabel S.A, Danseuse
Anna­bel S.A, Danseuse

Est-ce ce carac­tère stric­te­ment bidi­men­sion­nel d’une grande par­tie d’entre elles qui m’a fait hési­ter ? L’é­tran­ge­té des visages aux yeux absents, ou son carac­tère pro­téi­forme du modèle auquel l’ar­tiste impose ensuite une grande varié­té de pos­tures et d’al­lures, d’une gra­cieuse sen­sua­li­té jus­qu’à la sub­tile et vio­lente étran­ge­té des créa­tures d’un H.R. Giger ? Je ne sau­rais le dire avec pré­ci­sion, tou­jours est-il que, fas­ci­né, je suis assez sou­vent reve­nu – tou­jours sans sau­ter le pas – vers ces figures étranges et leurs convo­lu­tions qui me font pen­ser – main­te­nant que j’y réflé­chis à fond – aux apsa­ras des temples khmers qui, de par la sen­sua­li­té deve­nue pal­pable de leurs folles contor­sions, semblent, elles aus­si, s’ap­pro­prier l’es­pace. Ou encore aux inter­mi­nables défi­lés de sil­houettes dans les nécro­poles et les temples égyp­tiens, des cor­tèges dont la pro­fon­deur semble comme ban­nie, comme s’il fal­lait pré­ser­ver l’es­pace humain de leurs incur­sions, l’es­pace dont pour­tant ils donnent en même temps la cadence en le sub­ju­guant au rythme de leurs éter­nelles processions.

J’ai donc, vous l’au­rez com­pris, sui­vi la car­rière d’An­na­bel S.A, de créa­tions en expo­si­tions, retour­nant tou­jours vers ses créa­tures si uniques et si inquié­tantes, avec leur che­ve­lures en cas­cade et leur franges aux allures de visière der­rière les­quelles elles s’a­britent pour mieux tenir en échec les regards lan­cés du fond d’in­son­dables dési­rs. Des regards aux­quels elles se sous­traient en se cachant, en s’a­bri­tant, en s’emmurant, dans une inti­mi­té impé­né­trable – mal­gré leurs corps libre­ment offerts en spec­tacle dans des décors aux allures art-déco et dont cer­tains res­pirent l’exu­bé­rance orien­tale de la Danse des sept voiles.

Annabel S.A, La Danse des sept voiles
Anna­bel S.A, La Danse des sept voiles

Vous aurez com­pris que, Anna­bel et moi, c’est toute une his­toire, d’au­tant plus que son des­sin déjà men­tion­né fut un des pre­miers à entrer dans la col­lec­tion pri­vée de votre ser­vi­teur. Et voi­ci qu’un beau jour du mois de mars 2018, je tombe sur une nou­velle série signée par cette Niçoise d’a­dop­tion, dans un for­mat plus réduit, presque inti­miste, réa­li­sée avec des maté­riaux tel que la craie et l’encre de chine. Une série qui reprend la volon­té déjà expri­mée dans d’autres réa­li­sa­tions – comme cette sculp­ture remar­quable que je vous invite à contem­pler – de don­ner une dimen­sion sup­plé­men­taire à ses modèles, d’im­po­ser au papier cette dimen­sion réfrac­taire qui d’ha­bi­tude se refuse à lui et qu’il faut savoir domp­ter pour la faire éclore dans l’es­pace bidi­men­sion­nel des sup­ports du des­sin. Mais com­ment résis­ter à l’ap­pel de courbes aus­si déli­cieuses qui ne demandent qu’à s’é­pa­nouir dans l’es­pace ? C’est alors qu’on voit le des­sin s’en­vo­ler, les courbes pre­nant de l’am­pleur, don­nant aux corps des sup­ports pour s’é­lan­cer dans l’es­pace où ils viennent ensuite nous saluer du bout de leurs tétons aus­si arro­gants que pro­émi­nents. On sent dans cette minia­ture la volon­té d’An­na­bel S.A de rele­ver une fois de plus le défi de l’es­pace, et com­ment cette orga­ni­sa­trice de défi­lés de mode aurait-elle pu choi­sir d’i­gno­rer cet appel ? N’ayant pas fait de véri­tables recherches, je ne sau­rais vous don­ner une sorte de time­line rela­tive au tra­jet artis­tique d’An­na­bel S.A, mais il me semble qu’on peut affir­mer sans prendre de risques que son œuvre peut être com­prise comme un voyage, une sorte de va-et-vient entre les dimen­sions, entre l’é­ten­due du papier et l’ap­pel de l’es­pace, un espace qu’elle conquiert au fur et à mesure de ses réa­li­sa­tions de plus en plus exi­geantes. Face à une artiste aus­si com­plexe, je ne peux que vous invi­ter à explo­rer son uni­vers, aus­si riche que particulier.

Annabel S.A, Sans titre (Encre de chine), détail
Anna­bel S.A, Sans titre (Encre de chine), détail. Le scan en haute défi­ni­tion révèle les traces lais­sées par les outils de l’artiste.

Un der­nier mot avant de vous lais­ser décou­vrir l’u­ni­vers d’An­na­bel : Tan­dis que la plu­part de ses des­sins sont exé­cu­tés en noir et blanc, les corps consti­tués d’es­paces blancs limi­tés par des lignes qu’il fal­lait domp­ter, l’ar­tiste s’est enga­gée dans de nou­velles voies pour la créa­tion de sa mini-série, sub­sti­tuant le gris de la craie au blanc du vide, rem­plis­sant l’es­pace cer­né par les lignes et don­nant aux corps du relief et de la consis­tance. Ce pro­cé­dé, en les ren­dant presque pal­pables, les rap­proche en quelque sorte du spec­ta­teur et donne à ces Demoi­selles de Nice une véri­table pré­sence loin du théâtre d’ombres, seule scène où pen­dant long­temps elles se sont pro­duites. Est-ce que cette nou­velle approche leur enlève le charme né de leurs contor­sions magiques ? Ou est-ce qu’elle les rend plus pro­fondes, plus signi­fi­ca­tives, plus sédui­santes ? Quant à moi, j’ai été séduit. À vous de trou­ver la réponse qui vous convient.

Annabel S.A, Sans titre (Encre de chine)
Anna­bel S.A, Sans titre (Encre de chine)

Remarque : Les titres des des­sins ont été ima­gi­nés par le San­glier lit­té­raire dans un but exclu­si­ve­ment des­crip­tif. Anna­bel S.A m’a pré­ci­sé dans un cour­rier pri­vé que ses per­son­nages n’a­vaient pas de nom et que cha­cun était libre d’y « voir ce qu’il ressent ».

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95