Vincent Almen­dros, Un été

Vincent Almen­dros est un jeune auteur dont on a pu dire, à l’oc­ca­sion de la sor­tie de son deuxième texte, Un été, que dans ses romans « chan­tait le cla­po­tis de la mer » [1]Marine Lan­drot sur Télé­ra­ma.. Dans un texte qui parle d’une sorte de ran­don­née mari­time en voi­lier de plai­sance, ce cla­po­tis fait bien enten­du par­tie des acces­soires incon­tour­nables, le tout est de savoir com­ment l’au­teur s’y prend pour créer une telle inten­si­té des per­cep­tions dans son texte et com­ment il en pro­fite pour faire contre­poids à l’in­ten­si­té des sen­ti­ments qui cuvent dans un espace aus­si res­treint que la coque d’un navire où quatre per­son­nages essaient de bou­ger sur un ter­rain ren­du dan­ge­reux non seule­ment par l’ab­sence de terre ferme, mais sur­tout par les failles que leurs anté­cé­dents y ont creusées.

Quelques mots suf­fisent pour résu­mer l’in­trigue de ce petit texte – novel­la voire nou­velle plu­tôt que roman : Deux couples s’embarquent pour un périple au départ de Naples, deux anciens amants se retrouvent, le temps de quelques remarques bien ciblées, de quelques regards appuyés et d’une par­tie de jambes en l’air, un couple se défait, le tout entre­cou­pé de balades dans des petites villes ita­liennes enfi­lées sur le lit­to­ral de la Mer Tyr­rhé­nienne. On y fait des courses, on se baigne, on pêche, rien de bien extra­or­di­naire. L’in­trigue, ain­si détri­co­tée, paraît – banale. Mais ce n’est de toute façon pas l’in­trigue qui fait sor­tir du rang cette petite cen­taine de pages. Par contre, il y plane, et dès les pre­miers cha­pitres, comme une odeur iodée à laquelle l’on ne sau­rait échap­per, le lec­teur étant aus­si­tôt empor­té par un véri­table assaut des sens livré par l’eau de mer, par les sil­houettes des îles, les criques à l’eau claire – infes­tée de méduses par­fois – la roche chauf­fée à blanc, les hori­zons qui se dévoilent du haut de la petite ville d’A­gro­po­li, les gouttes de pluie qui ricochent sur les pierres des quais du bas­sin de port, et jus­qu’à la cha­leur cani­cu­laire du port de Naples, à 9 heures du matin, qui donne le ton du récit :

[Lone] venait de s’asseoir sur des marches et s’éventait avec le plan replié de Naples. Elle me sou­rit, sans rien dire. Elle était fati­guée. Elle avait chaud. Les ailes de son nez étaient paille­tées de gout­te­lettes de transpiration.

Quelques petits mots pour cap­tu­rer quelques gestes, minus­cules, et on ima­gine à quel point il est pénible de bou­ger dans une telle cha­leur, de rejoindre le lieu du ren­dez-vous après s’être trom­pé une pre­mière fois, le béton et la pierre trans­for­més en four par les rayons de soleil d’un mois d’août à Naples. Les détails de cet embar­que­ment à obs­tacles annoncent la suite, l’am­biance sur­chauf­fée qui règne entre les couples confi­nés sur quelques mètres car­ré, une méfiance qui pour­tant tarde à s’ex­pri­mer ailleurs que dans des pen­sées ébau­chées et des regards qui ne s’ar­rêtent jamais de façon trop peu équivoque.

De temps en temps, l’au­teur sert aux lec­teurs des bouts de pas­sé, en très petits mor­ceaux, pour per­mettre à ceux-ci de com­prendre qu’il y a de l’his­toire entre Charles et Jeanne, liés par une rela­tion amou­reuse qui s’est ter­mi­née quand Jeanne a déci­dé de pas­ser d’un frère à l’autre [2]Fai­sons remar­quer au pas­sage que Marine Lan­drot, dans son article sus-cité, a visi­ble­ment confon­du les deux frères et les couples en ques­tion : À côté du couple « offi­ciel » – Jean et Jeanne – il … Conti­nue rea­ding. Dans quelles cir­cons­tances ? Le récit ne le révèle pas. Mais ce n’est pas impor­tant, ce n’est pas là le pro­pos du texte qui, au lieu de plon­ger dans le pas­sé, fait plon­ger le lec­teur dans l’eau du port de Capri, à la décou­verte de la lumi­no­si­té du planc­ton et de ses effets magiques dans l’eau nocturne :

« j’entendais que quelque chose cré­pi­tait sous l’eau, une sorte de gré­sille­ment sec, et bien­tôt des étin­celles com­men­cèrent à s’agiter devant moi. Je conti­nuai d’avancer en regar­dant ces lumières qui me gui­daient comme de minus­cules vers lui­sants sous-marins, que j’essayais en vain d’attraper et qui me filaient entre les doigts en se démultipliant. »

Mal­gré une cer­taine ten­sion sexuelle, il n’y a rien qui per­mette de clas­ser ce texte d’é­ro­tique, même la par­tie de gali­pettes à laquelle Jeanne invite son ancien amant se dérou­lant à l’a­bri des regards. L’é­té par contre y est cap­tu­ré sous toutes ses cou­tures, le charme de la Médi­ter­ra­née se trou­vant à pra­ti­que­ment chaque page, et la seule évo­ca­tion des noms propres montre à quel point le texte sous­crit à un cer­tain roman­tisme déli­cieu­se­ment désuet : Naples, Vésuve, Capri – un peu comme si les sou­ve­nirs du Voyage ita­lien de Goethe, les poèmes d’une Angle­terre roman­tique en exil et les manies d’un Sten­dhal étaient reve­nus pour han­ter l’i­ma­gi­naire contemporain.

À lire :
Erich von Götha, The Cruise

Comme je l’ai pré­ci­sé en début d’ar­ticle, le lec­teur se trouve en pré­sence de deux couples : Pierre et Lone, et Jean et Jeanne. Comme rien n’est jamais trop peu com­pli­qué, la rela­tion entre les couples s’en­ri­chit d’une dimen­sion fami­liale, Pierre et Jean étant des frères. Mal­gré ce départ des plus clas­siques, il n’y a quand même que deux per­son­nages à vrai­ment occu­per les devants de la scène, Pierre et Jeanne, dont l’his­toire ancienne rajoute une com­pli­ca­tion sup­plé­men­taire au ménage à quatre. Pierre et Jeanne ont effec­ti­ve­ment été des amants, sans que le lec­teur en sache beau­coup plus que cela, et ils se retrouvent, le temps de quelques jours en mer, le temps aus­si de quelques gali­pettes. Les deux autres, Lone et Jean, sont à peine plus que des figu­rants, des per­son­nages sans le moindre inté­rêt. On peut d’ailleurs se deman­der pour­quoi l’au­teur a déci­dé d’in­tro­duire un per­son­nage comme Lone qui n’a à pro­pre­ment dire aucun rôle à rem­plir – à moins que ce soit dans un sou­ci de symé­trie ou pour consa­crer à une cer­taine tra­di­tion (comme on ne parle jamais assez de Goethe, men­tion­nons les Affi­ni­tés élec­tives.). En même temps, c’est pré­ci­sé­ment le trai­te­ment lin­guis­tique que le nar­ra­teur fait subir à la jeune Nor­vé­gienne, qui révèle à quel point M. Almen­dros sait aigui­ser sa plume quand le besoin s’en fait sen­tir : On est au tout début du récit, on ne sait rien encore à pro­pos des per­son­nages et des rôles qui leur seront attri­bués, que déjà Lone se trouve relé­guée au second plan :

« En arri­vant devant l’édifice un peu après neuf heures, nous déci­dâmes, avec Lone, d’attendre de l’autre côté de la voie rapide. »

Et voi­ci un nous qui exclut la seule per­sonne qui aurait pour­tant pu le jus­ti­fier. Lone est tout de suite mise de côté, pas­sa­gère clan­des­tine, inop­por­tune, et le lec­teur qui bute contre cet obs­tacle en plein milieu de phrase se demande de quoi il en retourne.

À lire :
François Schuiten / Jacques Abeille, Les Mers perdues

En même temps – pour reprendre cette for­mule remise à l’hon­neur par Emma­nuel Macron – Almen­dros use d’un humour tout en dou­ceur en lan­çant un clin d’œil des plus cocasses à Phil­lip Noyce et son Calme blanc, film où les pas­sions se déchaînent avec une vio­lence autre­ment plus déran­geante. Ne voit-on pas Pierre men­tir à son frère quand celui-ci s’ap­prête à des­cendre dans l’eau infes­tée de méduses ? Et Jean qui, l’es­pace de quelques ins­tants, doit se poser des ques­tions à pro­pos des inten­tions homi­ci­daires de son frère :

« Son visage s’était fer­mé. Il se lécha ner­veu­se­ment les lèvres. Il sem­blait avoir du mal à res­pi­rer. Il ins­pi­rait pro­fon­dé­ment mais quelque chose l’empêchait d’aller au bout. »

En par­lant de ciné­ma, c’est sans doute l’oc­ca­sion de men­tion­ner l’im­por­tance du jeu inces­sant des regards et des pers­pec­tives qu’on trouve dans le texte. Les regards qui se fuient, et les pers­pec­tives qui, à tour de rôle, se rétré­cissent et s’é­lar­gissent, comme au rythme d’une res­pi­ra­tion, tan­tôt se bri­sant contre les parois de l’embarcation ché­tive, tan­tôt s’é­lan­çant vers le large, la Médi­ter­ra­née dont l’im­men­si­té s’é­tend sous des regards libérés.

Agropoli : Vue sur la Méditerranée depuis le parvis de Santa Maria di Costantinopoli
Agro­po­li : Vue sur la Médi­ter­ra­née depuis le par­vis de San­ta Maria di Cos­tan­ti­no­po­li. Cré­dit pho­to­gra­phique : Google Inc.

Chan­ge­ment de décor radi­cal dans le der­nier cha­pitre, qui sub­sti­tue à la Médi­ter­ra­née du Mez­zo­gior­no la beau­coup plus pro­saïque Île de France. Cette fin – ou plu­tôt ce dénoue­ment, puisque le lec­teur n’ar­rête pas de cher­cher le mys­tère dans la ren­contre des anciens amants, ren­contre visi­ble­ment orches­trée par Jeanne – apporte des élé­ments de réponse aux inter­ro­ga­tions du lec­teur, mais celui-ci en sort aus­si avec un sen­ti­ment de frus­tra­tion. Parce que mal­gré la fas­ci­na­tion qui se dégage des pages, mal­gré la par­faite immer­sion par les sens, mal­gré l’art qui a su tis­ser les liens d’un réseau com­pli­qué, avec au milieu cette Jeanne qui en com­mande les fils, je suis res­té bouche-bée face à la conclu­sion. Qui, fran­che­ment, n’est pas à la hau­teur de tout ce qui l’a pré­cé­dée, de cette patience si appli­quée qui construit non seule­ment une œuvre, mais un uni­vers minus­cule qui éclot sous le regard éber­lué du lec­teur / spec­ta­teur. J’ai eu l’im­pres­sion d’as­sis­ter à une sorte d’é­va­cua­tion, comme si l’au­teur se vou­lait débar­ras­ser de ses per­son­nages, phé­no­mène que je croyais réser­vé à des textes autre­ment plus ambi­tieux qui se déclinent en d’in­nom­brables volumes au point de tenir l’au­teur pri­son­nier de ses propres per­son­nages. Mais on peut aus­si se deman­der si le chan­ge­ment de décor n’y est pas pour quelque chose, dans ce retour à une cer­taine bana­li­té dépour­vue de charme, et si ce n’est pas jus­te­ment l’am­biance médi­ter­ra­néenne qui a per­mis à l’au­teur de rédi­ger ce texte. Dont les élans, mal­gré la conclu­sion peu convain­cante, res­tent un sou­ve­nir précieux.

Vincent Almen­dros
Un été
Les édi­tions de Minuit
ISBN : 9782707328137

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Marine Lan­drot sur Télé­ra­ma.
2 Fai­sons remar­quer au pas­sage que Marine Lan­drot, dans son article sus-cité, a visi­ble­ment confon­du les deux frères et les couples en ques­tion : À côté du couple « offi­ciel » – Jean et Jeanne – il y a celui qui le pré­cède, Pierre et Jeanne, et c’est de cette confi­gu­ra­tion quelque peu mal­saine que naît la ten­sion entre les per­son­nages et que le texte tire une grande par­tie de sa dynamique.
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95