Certains l’auront sans doute déjà croisée, au gré de ses apparitions régies par les algorithmes WordPress : la nouvelle beauté qui occupe depuis la semaine passée l’en-tête de la Bauge, apportant un petit air de far east à la demeure teutonique du Sanglier.
Et quand je dis far east, c’est à prendre au pied de la lettre, car l’illustratrice, Nhi To Phung, est vietnamienne, ce qui, à l’époque des services disponibles à l’échelle mondiale, ne devrait plus étonner qui que ce soit. Quant à moi, j’ai rencontré cette artiste remarquable sur Fiverr, le site où se commercialisent un très grand nombre de services (dont certains font franchement admirer (ou désespérer de, c’est selon) l’inventivité humaine), et je lui ai demandé, après avoir longtemps regardé les échantillons disponibles dans sa galerie, de créer une illustration pour la Bauge littéraire sur le thème de la belle liseuse, enrichi pour l’occasion d’allusions à la thématique (pas très originelle, j’en conviens) du Sexe (Éros) et de la Mort (Thanatos). J’ai l’honneur maintenant de vous présenter le résultat dont, je peux le dire, je suis très content.

Il s’agissait d’abord, nouveauté pour la Bauge, de faire figurer plusieurs personnages, tâche dont Nhi s’est acquittée avec bravoure, et ensuite de rendre la Belle un peu moins passive, la faire sortir un peu de ses rêvasseries où ses lectures l’avaient jusque-là plongée. Là aussi, Nhi a trouvé une solution des plus excellentes, en faisant passer le bouquin entre les mains de son amant, conférant à la scène un petit air de Belle au bois dormant.
Qui dit princesse, dit prince, ce qui nous amène à parler d’un ustensile qui n’est pas sans rapport avec les origines chevaleresques d’un tel personnage, à savoir l’epée. Ici, elle se dresse entre les jambes de la femme, comme si le prince aurait profité du sommeil de la belle pour l’y glisser, détail extrêmement troublant, même s’il n’est pas sans précédents (pensez à l’histoire de la Marquise d’O, violée dans son sommeil). L’épée donc, symbole phallique par exellence avec sa longue tige droite qui ne demande qu’à ouvrir la chair pour y tracer une voie. Et souvenez-vous, chers internautes, de celle plantée par Tristan entre les deux amants : tentative de couper le fil qui s’est noué entre les amants, ou plutôt accomplissement de l’acte adultère par symbole interposé ?
Tristran se couche, trait s’espee,
Entre les deus chars l’a posee.
[…]
L’espee qui entre eus deus est
Souef oste, la soue i met. [1]« Tristan se couche, tire son épée et la plante entre les deux corps […] Il (le roi) doucement retire l’épée qui était entre les deux [amants] et met la sienne à la place. » Vers 1805 – 1806 ; … Continue reading
Un passage qui laisse rêveur : Une épée plantée dans le sol (la terre nourricière et tout le tralala d’allusions au caractère féminin de celle-ci), par l’amant, et remplacée (!) un peu plus tard par le mari. Deux actes d’une telle évidence qu’ils ne laissent plus guère de place aux interprétations. Et je vous fais remarquer au passage que le texte en français ancien utilise le mot « deux chars », deux chairs, ce qui devrait donc se traduire par « l’épée posée entre les deux chairs », expression d’une sensualité bien autrement plus évocatrice que la pâle traduction « deux corps ».
Et que faut-il donc penser de l’état de l’épée fermement plantée dans le sein de ma belle allongée, épée à moitié dressée, comme en réaction aux paroles du jeune homme, paroles sournoisement versées (souvenez-vous du poison que Claudius a versé dans les oreilles du père Hamlet !) dans les oreilles de la jeune femme qui vient sans doute de se réveiller ? Et comme c’est la belle qui manie la poignée, n’y a‑t-il pas lieu d’y voir un petit côté homo-érotique qui se glisse dans le tableau – malgré l’opulence de la magnifique poitrine de la jeune femme ? À moins qu’il ne s’agisse d’une sorte de strap-on pour un dernier trip – mortel.
Une beauté aux allures de Belle au bois dormant, géante qui se réveille après avoir écrasé la Terre sous son poids délicieux… Vous ne trouvez pas, vous, que les plis du drap, chaud encore de ses chairs, ressemblent étrangement à des vallées et à des collines ? La couche se transformerait donc en univers… comme quoi l’Origine du monde n’est jamais très loin, masi doublée de l’évocation d’une fin toute proche, une fin entre extase et douleur.
Et comment éviter l’extase en laissant le regard parcourir la jeune femme, le laisser glisser sur le cou, carresser la poitrine, s’élancer sur le ventre, descendre entre les cuisses, remonter les jambes et se hisser sur les genoux, dont la ligne, tiraillée entre douceur et clarté, fait oublier le fait qu’il s’agit là d’une des parties sans doute les moins érotiques du corps humain. Tous ces détails constituent un ensemble dont la sensualité exprime à merveille une des principales occupations du Sanglier : rendre hommage au corps de la femme, à sa chair douce et ferme, au risque de s’y perdre et de frôler de trop près le froid du métal.
À regarder de près, on constate un grand nombre d’influences – littéraires et autres – dans un seul tableau, le tout dans un style qui n’est pas sans rappeler celui des mangas, ajoutant au dessin une inspiration et une dimension géographique supplémentaires. Et tout ça pour vous dire que, si vous avez besoin d’une illustration qui fasse réfléchir, allez voir du côté de Nhi To Phung, vous y serez servie !
Références
↑1 | « Tristan se couche, tire son épée et la plante entre les deux corps […] Il (le roi) doucement retire l’épée qui était entre les deux [amants] et met la sienne à la place. » Vers 1805 – 1806 ; 2049 – 2050, Béroul, Tristan, Texte établi par Ernest Muret, E. Champion, 1922 |
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