Retour vers Rachel B.

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Les visi­teurs régu­liers du site l’au­ront sans doute déjà remar­quée, la ban­nière qui trans­gresse les codes que je fais d’ha­bi­tude si scru­pu­leu­se­ment res­pec­ter par les artistes enga­gés pour déco­rer un espace consa­cré à l’é­ro­tisme dans l’art et la lit­té­ra­ture. Tout d’a­bord, il n’y a pas de livre, ce qui, vu le sujet d’ha­bi­tude impo­sé, La belle Liseuse, est plu­tôt inso­lite. Ensuite, contrai­re­ment à toutes les autres modèles, celle-ci est (plus ou moins) sage­ment vêtue de sa robe et il n’y a pas le moindre petit bout de téton qui dépasse, là où les femmes d’ha­bi­tude se dévoilent avec la plus grande liber­té. Je parle évi­dem­ment de la ban­nière contri­buée par Bran­doch-Daha, artiste cana­dien bien trop peu pré­sent dans ces colonnes :

Brandoch-Daha, Rachel Bloom (after Matt Doyle)
Bran­doch-Daha, Rachel Bloom (after Matt Doyle)

J’ai évi­dem­ment pré­sen­té ce tableau au moment de l’in­clure dans le défi­le­ment de mes en-têtes, mais j’ai récem­ment eu l’oc­ca­sion de por­ter un regard plus riche et plus édu­qué, si je peux dire, sur ce por­trait. Qu’est-ce qui s’est pas­sé ? Rien de bien extra­or­di­naire sauf que, pen­dant une de mes expé­di­tions artis­tiques, je suis tom­bé sur un article par­lant de Madame X, le célèbre por­trait de Vir­gi­nie Amé­lie Ave­gno Gau­treau dres­sé par John Sin­ger Sargent, un des por­trai­tistes le plus en vogue de la haute socié­té des der­nières décen­nies du XIXe siècle en France, en Europe et aux États-Unis. Le por­trait d’une des reines des salons de l’é­poque qui pour­tant a fait scan­dale au moment de son expo­si­tion au Salon de 1884. Un scan­dale cau­sé entre autres – vous allez sans doute rire quand vous l’ap­pren­drez – par une bre­telle tom­bant le long de l’é­paule de la femme res­tée debout pour le tableau. Une bre­telle capable, il faut le croire, d’ac­cro­cher les regards au point de ne plus les lâcher. Le scan­dale a été d’une telle ampleur que le peintre s’est vu obli­gé de remettre la garde-robe de la belle en état de par­faite décence afin de per­mettre aux bons bour­geois de déban­der, leurs idées fina­le­ment détour­nées des scé­na­rios les plus indé­cents où ils n’ar­rê­taient pas d’i­ma­gi­ner la belle en train de s’a­ban­don­ner à tous les vices :

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John Sin­ger Sargent, Madame X (ver­sion ori­gi­nale du Salon de 1884)
John Sin­ger Sargent, Madame X (ver­sion ori­gi­nale du Salon de 1884)
John Sin­ger Sargent, Madame X (ver­sion retravaillée)
John Sin­ger Sargent, Madame X (ver­sion retravaillée)

Des tableaux iden­tiques, sauf pour cette garce de bre­telle, un bout de tex­tile à l’o­ri­gine de toutes sortes de fan­tasmes. Et dire qu’il s’en est fal­lu de si peu pour déclen­cher les pas­sions. Aujourd’­hui, même les légions de cen­seurs à la solde de Mark Zucker­berg n’y trou­ve­raient plus rien à redire, habi­tuées qu’elles sont à l’ex­po­si­tion de chairs bien autre­ment plus intimes, vision infli­gée par ce bon vieux Cour­bet et dont l’ex­po­si­tion a car­ré­ment été impo­sée par la jus­tice française.

Quoi qu’il en soit de l’é­tat d’es­prit des mâles d’il y a 150 ans, il y a ce détail qui me hante, ce bout de bre­telle glis­sé de quelques cen­ti­mètres, qui, s’il ne révèle rien du tout, a pour­tant le pou­voir de faire tour­ner les méninges et de déclen­cher les fan­tasmes. On aurait peut-être le réflexe de repro­cher au XIXe siècle une trop grande pru­de­rie, une sorte d’ex­ten­sion du domaine de la lutte de l’é­poque vic­to­rienne de l’An­gle­terre contem­po­raine, mais qu’est-ce que je peux vous dire ? Ce détail n’a depuis rien per­du de sa puis­sance ! Et c’est pré­ci­sé­ment cela qui fait une grande par­tie du charme de cet autre por­trait, celui de Rachel B. que j’ai évo­qué en com­men­çant la rédac­tion de cet article. Certes, Rachel expose des jambes d’une divine beau­té (détail dû à l’in­ter­pré­ta­tion par Bran­don-Daha de la pho­to­gra­phie ori­gi­nale) et sa pose à moi­tié cou­chée invite les regards à grim­per le long de la taille pour enfin pro­lon­ger la courbe des jambes et de mon­ter jus­qu’aux seins, la robe ayant depuis long­temps cédée aux efforts de l’a­mant conqué­rant. Et pour­tant, mal­gré un jeu d’al­lu­sions visuelles et d’in­vi­ta­tions en silence, Rachel ne dévoile rien de ces espaces intimes, et c’est le spec­ta­teur deve­nu badaud qui crée par lui-même les condi­tions du scan­dale. Et la bre­telle tom­bée fait par­tie inté­grante de ce tableau qui pro­voque non seule­ment les regards, mais sur­tout les dési­rs et les fantasmes.

Vous aurez remar­qué que la bre­telle n’est pas le seul détail du tableau qui rap­pelle celui du célèbre pré­dé­ces­seur. Il y a aus­si la robe de Rachel qui appa­raît comme un écho loin­tain – en moins somp­tueux – de celle de Mme X et aus­si – sur­tout ! – son regard qui – comme celui du modèle – ignore les spec­ta­teurs, confé­rant par là une atti­tude hau­taine et imper­tur­bable à la femme repré­sen­tée. Seule­ment, et c’est là je pense que Matt Doyle – et Bran­doch-Daha avec lui – dépasse le modèle, il y a dans le tableau de Rachel une pose qui jus­ti­fie le regard. Là où, chez Sargent, on se demande ce que la femme peut bien viser dans une dis­tance impro­bable, on peut suivre dans son inter­pré­ta­tion moderne le regard de Rachel qui passe le long de son bras éten­du pour se poser sur les doigts ten­dus qui forment comme une rampe le long de laquelle il s’é­lance dans l’in­fi­ni, l’es­pace de toutes les pos­sibles qui guette au-delà du cadre, au-delà de l’u­ni­vers visible.

Pour pous­ser plus loin dans la com­pré­hen­sion du tableau de John Sin­ger Sargent et du rôle de son modèle dans la socié­té Pari­sienne contem­po­raine, je vous invite à lire l’ex­cellent article que Mme Eli­za­beth L. Block lui a consa­cré dans la revue numé­rique Nine­teenth-Cen­tu­ry Art Worl­wide : Vir­gi­nie Amé­lie Ave­gno Gau­treau : Living Sta­tue. [1]Eli­za­beth L. Block, Vir­gi­nie Amé­lie Ave­gno Gau­treau : Living Sta­tue, in : Nine­teenth-Cen­tu­ry Art Worl­wide, Volume 17, Issue 2 | automne 2018

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Eli­za­beth L. Block, Vir­gi­nie Amé­lie Ave­gno Gau­treau : Living Sta­tue, in : Nine­teenth-Cen­tu­ry Art Worl­wide, Volume 17, Issue 2 | automne 2018
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95