Phi­lippe Nonie, L.D.B.

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Voi­ci un texte qui m’a pro­fon­dé­ment impres­sion­né par sa tran­quilli­té. Rien ne s’y bous­cule, tout pro­gresse dou­ce­ment, au rythme d’une nar­ra­tion par­ti­cu­liè­re­ment bien adap­tée au monde qu’elle évoque, celui des épi­sodes rurales d’une ado­les­cence per­due, une nar­ra­tion qui ne se gêne pas pour récla­mer le temps dont elle a besoin pour éta­blir les bases de l’in­trigue, pour explo­rer l’en­vi­ron­ne­ment dans lequel se trouve pla­cée la pro­ta­go­niste, pour son­der les états d’âme de celle-ci, son trouble, sa tris­tesse, sa per­cep­tion du monde, ses sou­ve­nirs. Sur­tout ses sou­ve­nirs. Parce que L.D.B., roman de Phi­lippe Nonie, paru en mai 2014 aux édi­tions Paul&Mike, pro­pose une explo­ra­tion de ce qu’est le sou­ve­nir, de per­cer au cœur de ce qui consti­tue un être humain, fait de chair et de sou­ve­nirs, ce car­bu­rant qui fait tour­ner la conscience, qui déter­mine la place du sujet dans la socié­té, qui défi­nit le rap­port qu’il entre­tient avec lui-même et avec celles et ceux qui l’en­tourent. Parce que – c’est quoi au juste, le sou­ve­nir ? Qui se porte garant de sa véra­ci­té ? Et s’il est faux – ou inven­té ! – quelle valeur peut avoir une vie construite sur de telles bases ? Un sou­ve­nir défaillant, est-ce qu’il fait de vous et de moi un être occu­pé à éter­nel­le­ment se redé­fi­nir ? Des lacunes, nous arrachent-elles une part de réa­li­té, de vécu ? Et qu’est-ce qui se passe quand on le remet en doute ? Voi­ci une par­tie des inter­ro­ga­tions que se pose le lec­teur trou­blé par ce qui arrive à Sté­pha­nie, pro­ta­go­niste de ce texte qui part de ce qui peut être per­çu comme un banal fait divers de la guerre et qui engage le lec­teur à la suivre dans les méandres d’un pas­sé cen­sé avoir dis­pa­ru depuis long­temps, confron­tant la pro­ta­go­niste à des morts qui s’obs­tinent – mal­gré elle ou quand même bien avec sa com­pli­ci­té ? – à vivre.

Sté­pha­nie est une femme, la qua­ran­taine, qui s’est enga­gée comme infir­mière dans l’ar­mée, sui­vant en cela l’exemple de son grand-père, ancien résis­tant, com­bat­tant au sein des Forces fran­çaises libres, pri­son­nier après le désastre de Diên Biên Phu. De son côté, Sté­pha­nie est envoyée en Afgha­nis­tan pour sou­te­nir le com­bat contre les Tali­bans, quand, un jour, sa vie bas­cule quand elle est convo­quée chez son colo­nel qui lui apprend que ses parents sont morts dans un acci­dent de voi­ture. On lui octroie une semaine de per­mis­sion pour se rendre aux obsèques, elle part en France, elle assiste à la céré­mo­nie, elle res­sent le besoin de s’i­so­ler et de revi­si­ter les lieux qui l’ont vue enfant, et c’est là que l’in­trigue démarre pour de bon, parce qu’elle tombe nez à nez avec son grand père – mort il y a vingt ans. Confron­tée à une réa­li­té impos­sible, elle com­mence à se remettre en ques­tion, à s’in­ter­ro­ger à pro­pos de la per­ti­nence de ses sou­ve­nirs, elle entame même un tra­vail d’ar­chéo­logue en fouillant dans les archives du jour­nal local pour retrou­ver l’an­nonce de décès. Rien n’y fait, ses grands-parents refusent de ren­trer dans la tombe, et le monde conti­nue à bas­cu­ler dans des contra­dic­tions impos­sibles à expliquer.

À lire :
Aurélie Gaillot, Nomade

Pen­dant que Sté­pha­nie se voit contrainte de se cher­cher une place dans une époque révo­lue depuis bien long­temps, d’é­tranges rémi­nis­cences la troublent, et elle se revoit en Afgha­nis­tan, obli­gée de revivre l’at­taque ayant coû­té la vie à l’in­ter­prète de son déta­che­ment dans un guet-apens mon­té par les Tali­bans. Et ces épi­sodes oni­riques ne manquent pas de sou­le­ver d’autres ques­tions : Quel est le sang qui la couvre ? Com­ment expli­quer les réac­tions de ses cama­rades qui changent à chaque fois que Sté­pha­nie est immer­gée dans les marées hautes d’un pas­sé obses­sif ? Et quelle est la nature de la rela­tion qui la lie à l’in­ter­prète, une pré­sence d’a­bord mar­gi­nale qui tout dou­ce­ment occupe une place de plus en plus cen­trale au fur et à mesure que pro­gresse la nar­ra­tion, un sou­ve­nir ryth­mé par la dou­leur qui lui ronge les entrailles, de plus en plus insupportable.

Les indices se mul­ti­plient et le lec­teur se doute assez rapi­de­ment de ce que le véri­table champ de bataille, c’est la conscience de Sté­pha­nie, et le prix de son éven­tuelle vic­toire, sa propre sur­vie. Sou­le­vées ini­tia­le­ment par l’im­pos­sible appa­rence de ses grands-parents, les réflexions à pro­pos du des­tin de Lazare de Bétha­nie, per­son­nage biblique arra­ché à la mort par Jésus lui-même, s’ex­pliquent fina­le­ment par sa propre situa­tion, tiraillée entre le néant et une vie qu’elle refuse pour échap­per au sen­ti­ment de culpa­bi­li­té de ne pas avoir pu empê­cher la mort de l’être aimé, même si Sté­pha­nie, empri­son­née dans un endroit qui adresse un puis­sant appel à ses sou­ve­nirs, tarde bien plus que le lec­teur à le réaliser :

« … j’ai main­te­nant besoin de com­mu­nier avec ce lieu où j’ai des sou­ve­nirs par mil­liers. » [1]Chap. 3. Inhu­ma­tion

Un endroit qui dis­pose, pour res­sus­ci­ter le pas­sé avec toute la force du vécu, de sa Made­leine à lui :

« Mon grand-père y ins­tal­lait jadis son pota­ger. Envi­ron deux mille mètres car­rés où il culti­vait […] sur­tout des tomates. Toutes sortes de tomates […] dont, pour cer­taines, j’ai oublié jusqu’au nom. Mais je n’ai pas oublié leur odeur, cette fra­grance si carac­té­ris­tique qui per­siste sur les doigts quand on y écrase une feuille. » [2]Chap. 3. Inhu­ma­tion

La réflexion au cœur du roman, celle à pro­pos du sou­ve­nir, de la conscience et de la per­ti­nence de ce que com­mu­né­ment on appelle la « réa­li­té », est loin d’être ori­gi­nale, et des auteurs, prin­ci­pa­le­ment de Science Fic­tion, se sont lais­sé ins­pi­rer depuis bien long­temps par les ques­tions que cela sou­lève. Mais ce « manque d’o­ri­gi­na­li­té » importe très peu face à la force sug­ges­tive des paroles de Phi­lippe Nonie qui a réel­le­ment su créer un uni­vers entier, conte­nu dans cette minus­cule bulle de pas­sé qui menace de faire écla­ter la vie de sa pro­ta­go­niste. Et son mérite prin­ci­pal est sans doute d’a­voir don­né un côté pro­fon­dé­ment humain – et pro­fon­dé­ment fran­çais aus­si avec ses rémi­nis­cences prous­tiennes – au débat en don­nant une superbe illus­tra­tion ce ce que la réa­li­té est tout d’a­bord ce qui se joue dans la tête de l’in­di­vi­du, déter­mi­né qu’il est par son pas­sé et ses expé­riences, un pas­sé qui  non seule­ment le rend unique mais qui lui per­met de conti­nuer à vivre, ne fût-ce que dans une conscience ayant rom­pu les amarres.

À lire :
Hervé Fuchs, Le rapt du fils Janel. Tome 2 des Folles de la Nationale 4

Phi­lippe Nonie
L.D.B.
Paul & Mike
ISBN : 978–2366510386

Réfé­rences

Réfé­rences
1, 2 Chap. 3. Inhumation
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Phi­lippe Nonie, L.D.B.”

  1. Bon­jour,

    Je reprends ce matin mon com­men­taire d’hier soir pour com­plé­ter votre excel­lente cri­tique de mon roman (c’est la meilleure que j’aie vu à ce jour) avec celle du jour­nal Ver­sion femi­na : http://www.femina.fr/Culture/Nos-Coups-de-Coeur-Culture/L‑D-B-de-Philippe-Nonie

    L’i­dée de ce roman m’est venu en emme­nant mes enfants voir la mai­son où ont vécu mes grands-parents pater­nels dans le Lot-et-Garonne. Ils en sont par­tis en 1986. En arri­vant à l’an­cien pota­ger de mon grand-père, je me suis dit : « Et s’il était là ? » Le roman est par­ti de cette émotion.

    En second, j’ai sou­hai­té tra­vailler sur la notion de deuil. Le deuil est la construc­tion de l’ab­sence de l’autre. Et si cet autre, absent parce que mort, reve­nait, com­ment ferait-on pour retis­ser un lien qui s’est inter­rom­pu avec la mort ? C’est ce thème que j’ai trou­vé inté­res­sant à visi­ter avec L.D.B.

    Comme vous l’a­vez très bien ana­ly­sé, mon roman n’est pas un roman de science-fic­tion. Ce n’é­tait pas mon inten­tion d’en écrire un, d’autres sont bien meilleurs que moi dans cet exer­cice. Mon inten­tion était bien d’é­crire sur une rela­tion qui se retisse et, en fili­grane, de réflé­chir à ce qu’ils serait pos­sible de faire pour rame­ner une per­sonne que la culpa­bi­li­té main­tient dans le coma.

    Il y a peu, un neu­ro­logue m’a écrit après avoir lu L.D.B. Il m’a deman­dé si j’a­vais enquê­té sur des tra­vaux actuel­le­ment en cours sur les coma­teux. Je lui ai répon­du néga­ti­ve­ment et il a été sur­pris de voir que mon ima­gi­na­tion a inven­té un scé­na­rio très proche de recherches actuel­le­ment en cours où l’on tente de tra­vailler sur les rêves des comateux.

    Les autres retours que j’ai le plus sou­vent sont ceux de per­sonnes ayant per­du leur père, leur mère, leurs parents et qui reviennent un jour à l’en­droit où leurs parents ont vécu et où eux-mêmes ont gran­di. Leurs témoi­gnages sont sou­vent très émou­vants et cela me touche particulièrement.

    En tous les cas, encore mer­ci de votre critique.

    Phi­lippe NONIE