Axel – un nom qui, pour votre serviteur, résume une certaine approche de la bande dessinée comme une forme d’art et d’expression des plus sérieuses et en même temps des plus raffinées. Où la douceur s’allie à la souffrance, aux interrogations, où la plume du scénariste et le crayon du dessinateur creusent au plus profond des plaies de l’âme. Il suffit de relire les articles que j’ai consacrés au fur et à mesure aux quatre BD publiées entre 2017 et 20211 et vous comprendrez facilement pourquoi je suis tombé sous le charme de cet auteur et de ses protagonistes féminines. Des créatures quelque part entre mystère, sensualité et souffrance. Et terriblement attachantes avec cela.
À ma plus grande surprise, c’est en 2021, après la parution d’Une femme fidèle, que le silence s’est installé autour d’Axel, au moins en ce qui concerne ses activités de dessinateur. Gros silence aussi de la part de son éditeur, Dynamite. En cherchant sur la toile, on trouve certes toutes sortes d’informations relatives à l’écrivain, ce qui n’étonnera personne vu l’intérêt suscité en général par tout ce qui, en France, se rattache de près ou de loin à la chose littéraire. Peu importe. Pour moi, il y a ses bandes dessinées qui me parlent et qui ont continué à me parler pendant toutes ces années, comblant avec facilité cette lacune de quatre ans. Une lacune qu’on aurait aussi pu prendre pour une absence définitive. Mais qui heureusement s’est révélée être une simple parenthèse. Après laquelle une nouvelle histoire est enfin venue se rajouter aux quatre précédentes. Une histoire qui, par un seul mot du titre, amorce un élan cosmique, surhumain, improbable voire impossible : L’Éternité à deux.

Chaque fois que je me plonge dans une des bédés d’Axel, ce qui me fout un véritable coup de poing en pleine gueule, c’est la tendresse qui se dégage – et parfois même malgré toutes les circonstances – des rencontres physiques. Un homme et une femme qui s’unissent, qui se chevauchent, se lèchent, se baisent, s’empalent, mais ne se contentent jamais du seul acte physique. Vous connaissez toutes et tous l’amour de votre serviteur pour l’indécence, les parties de jambes en l’air, les galipettes. Mais quand je me retrouve à guetter le plaisir sur les figures d’une Chantal, d’une Flavia, d’une Françoise et même celle d’une Valérie2, je suis estomaqué par le degré de tendresse et d’amour qu’Axel arrive à distiller de ces rencontres. Et c’est ainsi que le lecteur / spectateur se retrouve comme emporté par une overdose qui fait rentrer les images dans les veines, leur conférant une permanence tout à fait insolite. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que cette dernière bande dessinée ne déroge pas à la règle, si ce n’est plutôt le contraire. À contempler la planche que je vous ai collée en dessus du paragraphe que vous êtes en train de lire, ne dirait-on pas que la tension entre la crudité de l’acte – avec ses sexes imbriqués et la main et les doigts d’Éric près de se transformer en serres agrippées dans une sorte de crampe orgasmique aux chairs de Chantal comme si – clin d’œil au titre – il ne voulait plus jamais la lâcher – et la tendresse du baiser qui unit les amants dans une étreinte plus profondément scellée que l’union des sexes, ne dirait-on pas que cette tension doit impérativement se résoudre par une explosion tellement sensuelle qu’elle bouleverse les êtres qui non seulement se trouvent au cœur même de la déflagration, mais qui l’auront déclenchée ? Et pourtant – constat amer en fin de parcours – il n’en est rien et les apparences se révéleront trompeuses.
Les personnages d’Axel sont complexes, c’est le moins que l’on puisse dire, et ses scénarios sont autre chose qu’un support pour les images. Axel raconte une histoire, et la finesse des portraits, la sensualité des actes, la portent, la rendent plus poignante, lui conférant une force capable de porter plus loin que la parole. Certes, vous n’aurez pas le plaisir d’imaginer leurs figures – et leurs corps – à votre guise (quelque chose que certains reprochent aux films tirés des livres), mais, conçus par un artiste comme Axel, ses hommes et surtout ses femmes mèneront une vie à part, continueront leurs déboires longtemps après que la messe est dite et la couverture (virtuelle ou en carton), fermée.
Mais qu’est-ce qui se passe donc dans cette BD ? Dont je me permets de vous rappeler le titre : L’Éternité à deux. Parce que, c’est quoi, cette éternité ? Ce titre, posé comme ça aux seuils de ce nouvel univers, crée d’entrée de jeu une tension dont on se demande comment quiconque peut la supporter sans finir par être déchiré.
Tout commence par une scène très sensuelle. Des lèvres entrouvertes, des langues qui se caressent, la main de Marc vigoureusement posée sur la chatte de Chantal, dans un geste de propriétaire, de conquérant. Ensuite, la baise avec ses détails qu’Axel n’hésite pas à montrer dans les moindres détails, avec ses chairs ouvertes et son sperme qui coule et s’échappe du corps de la femme qui, pendant un instant, ressemble à un animal blessé. Quelques pages plus loin, le matin du lendemain, les corps et les sens vont retrouver leurs droits dans une union portée à son paroxysme par la magnifique image quelques paragraphes plus haut, une image qui me rappelle la sensualité de l’Antiquité décomplexée où les hommes et les femmes savaient encore se rapprocher des Dieux en célébrant la vie qui s’épanche dans les entrailles des femmes.

Ce n’est qu’après cette entrée vigoureuse en matière – façon de parler, hein ? – que se révèle le véritable protagoniste du récit. Contrairement aux titres précédents, il s’agit cette fois-ci bel et bien d’un homme, et c’est effectivement, comme on ne tardera pas à le constater, Marc qui se retrouve projeté au centre de l’intrigue et autour de qui les autres personnages désormais évolueront – sans que ceux-ci nécessairement le sachent. Le regard du lecteur – contraint à s’arracher aux images terriblement érotiques de la nuit que le protagoniste vient de passer entre les bras et les cuisses de Chantal – se braque donc sur Marc après qu’un coup de fil aura appris à celui-ci la mort de son père. Après les instants torrides passés avec Chantal, c’est donc le retour brutal à la réalité avec son lot de souffrances à subir et d’affaires à régler. Le presque trop classique duo interprété par Éros et Thanatos qu’Axel réussira pourtant à transformer en danse macabre digne d’un Bergman où les copines retrouvées se frottent aux souvenirs d’amours perdus et aux remises en question qui n’aboutissent jamais.
Une fois arrivé sur place, il faudra faire face à l’inéluctable avec sa dose de pertes et de douleur, mais ce sera aussi l’occasion de renouer avec le passé – sous forme de la chambre de jeunesse, très concrètement – et en rencontrant des copains. On partage des souvenirs, des histoires, le tout arrosé de quelques verres de bière. Et l’occasion se présente enfin pour Marc de raconter son histoire avec Chantal à un ami. Une histoire passée sous silence jusque-là, dans l’obscurité solitaire d’une vie passée loin des racines. Cet acte d’assumer est sans doute le résultat de la conversation de la nuit précédente, une sorte d’entracte entre les parties de jambes en l’air, petit coup de coude à l’intention du mâle pour lui rappeler que l’intimité, pour être complète, a besoin d’un petit côté public.

Comme la vie ne souffre pas l’immobilité, la parenthèse qu’aurait pu constituer la mort du père s’ouvre sur le cours des choses et tout procède comme prévu dans le scénario. C’est l’enterrement et ce sont les mains serrées, l’adieu au singulier accompagné par de nombreuses retrouvailles. Celle avec Alice, entre autres. Et c’est avec elle que la vie reprend ses droits, cédés pendant quelques instants à la mort, ce frère sombre. Avec elle, c’est – littéralement – la fête – « comme au bon vieux temps« 3 – et c’est surtout la résurgence des souvenirs. Comme un revers de carte de l’éternité promise par le titre.

Et on verra dorénavant Marc faire face à ces souvenirs revenus à la vie et incarnés par une femme à laquelle le lie une histoire jamais aboutie. Une histoire qui, on s’en rend compte, est restée ouverte comme une plaie mal cicatrisée, prête à se rouvrir à la moindre occasion. Et voilà que se déclenche la valse des souvenirs, tourbillon qui menace d’emporter Marc, comme si désormais il devait faire des efforts incessants pour se convaincre d’aimer Chantal. Comme s’il devait accepter leur liaison comme un sort imposé par le hasard, la vie, les circonstances.
C’est d’ailleurs l’arrivée à l’improviste de Chantal qui, au lieu de ralentir voire d’arrêter le tourbillon, lui confère une nouvelle violence. Et si, d’un côté, ce sont les retrouvailles intimes avec Marc qui semblent arracher celui-ci à la danse macabre des souvenirs d’un autre âge, qui font d’elle l’incarnation – de par sa présence et ses actes perçus comme l’essence même de la vie – de la victoire du présent sur ce qui est passé, c’est, de l’autre, cette même présence dans un univers auquel très clairement elle n’appartient pas qui amène Marc à une réalisation assez banale et pourtant bien trop douloureuse pour l’affronter dans la solitude :
Alice… Jamais je ne la verrai nue, jamais je ne sentirai l’odeur de sa chatte… Comment je vais pouvoir vivre sans ça ?4
Ce qui rend cette réalisation bien plus poignante encore, c’est que Marc vient de longuement respirer la chatte de Chantal qui, même après l’amour, endormie, continue à enlacer son amant, comme si, effectivement, ce serait une étreinte éternelle. Mais c’est justement cette proximité intime qui emportera Marc, confronté à la réalisation d’une impossibilité potentiellement éternelle (« jamais »), dans un nouveau tourbillon de fantasmes d’une violence inouïe. Des fantasmes qui, pour l’instant, ne se réalisent pas. Pas encore. Et c’est là que le souvenir du titre, évoqué plus que de raison par les protagonistes dans leurs interminables dialogues, revient hanter le lecteur. Qui le voit brisé par une réflexion tout ce qu’il y a de plus banal. Et de plus terrifiant :
L’éternité, c’est parfois moins long qu’on le croit.5
Je vous laisse d’ailleurs, mes chères lectrices, mes chers lecteurs, juger de la qualité de ces « dialogues » que je viens d’évoquer. Dialogues vraiment ? Ou bien monologues ? Discours de sourds ?
Un autre détail déjà brièvement évoqué – et qui ne se révèle qu’à force de répéter les lectures – c’est la distance entre Chantal et le monde qui a vu naître et grandir son amant. Il suffit pourtant d’une seule image pour cristalliser cette distance :

Au milieu d’une scène en grisaille – rendue plus terne par la présence de quelques couleurs effacées comme le rouge des fraises – Chantal attire tous les regards. Par la couleur intense de sa blouse. Et plus encore par la transparence de celle-ci qui révèle l’arrogance de ses seins exposés à n’importe qui daignerait croiser sa route. Un geste osé – et sans doute inconscient – qui ne fait que renforcer et augmenter le caractère insolite de sa présence dans cet univers. Auquel, très visiblement, elle n’appartient pas. Un fait souligné par un détail fort remarquable : tous les regards sont détournés de Chantal, sauf celui de Marie. Un ballet créé sur le thème de l’isolation, une composition qui rend presque palpable l’art d’Axel qui sait cristalliser les instants chargés de signification grâce aux moyens visuels qu’il sait exploiter à fond.
Et puisqu’on est en train de parler style, voici une particularité de ce dernier album en date qui m’a frappé au premier regard, à savoir une certaine tendance – bizarrement parfois plus sensible que visible – vers le photoréalisme. Qui m’a vaguement rappelé l’approche propre à Giovanna Casotto. Vous ne vous rendrez pas compte en contemplant les portraits de Chantal et d’Alice réunis dans cet article. Mais regardez un peu certains « clichés » de Marc ou de ses copains / copines. Feuilletez la bédé avec une certaine rapidité et vous constaterez sans doute comme moi ce petit effet d’hyper-réalisme assez présent – et assez étonnant – pour être souligné. Cet effet a surtout été remarquable à la première lecture – ou devrais-je dire : au premier visionnage ? – comme novateur dans l’œuvre d’Axel et je ne le retrouve plus que sommairement, comme si, à la relecture, il avait reculé dans les marges. Je le trouve pourtant toujours assez tangible pour vouloir en parler ici comme d’un élément nouveau sous le crayon d’Axel. Un élément destiné à se raffermir dans les bédés à venir ? Ou, au contraire, à s’effacer ? J’ai hâte de le savoir. Mais comment, au bout d’une parenthèse de quatre ans, ne pas s’attendre à voir effleurer du changement ? Et comment donc s’étonner du fait qu’il y a, avec Marc, un protagoniste d’un autre genre ? Et qu’un style différent s’impose, issu d’on ne sait quelles réflexions et d’influences inconnues, et qui contribue à enrichir l’opus de ce dessinateur / scénariste remarquable et à rendre son univers encore plus particulier et plus complet. Un univers empreint de sensualité et de tendresse, où l’intime se frotte au goût amer de la vie telle que nous sommes condamnés à la vivre. Un univers dans lequel j’aimerais plonger la tête la première afin de ne plus jamais en revenir. Oui, c’est à ce point que les récits d’Axel me fascinent et me rendent captif. Une immersion que je recommande très fortement. À vos risques et périls. Et avec l’espoir d’y retrouver l’éternité évoquée par le titre.
Axel
L’éternité à deux
Dynamite
ISBN : 9782382096437
- La Chambre de verre en 2017 ; La Tentation en 2019 ; Le prix de l’amour en 2020 et Une femme fidèle en 2021. Pour une vue d’ensemble cf. Axel dans la Bauge littéraire. ↩︎
- Protagonistes, respectivement, de L’éternité à deux ; La chambre de verre ; La Tentation ; Le prix de l’amour. ↩︎
- Axel, L’éternité à deux, p. 19 ↩︎
- Axel, L’éternité à deux, p. 50 ↩︎
- Axel, L’éternité à deux, p. 64 ↩︎