Anna Rozen, J’ai eu des nuits ridicules

Valé­rie, tren­te­naire qui tra­vaille dans les milieux bran­chés de la capi­tale, en mal d’a­mant (l’in­grat étant par­ti en vacances avec sa légi­time) croise donc Étienne, ado fugueur de qua­torze ans. Elle l’hé­berge chez elle, ce qui donne lieu à un tas d’au­to-inter­ro­ga­tions et à l’une ou l’autre situa­tion où notre pro­ta­go­niste est près de céder à la ten­ta­tion de l’in­ter­dit suprême, celui de tou­cher aux enfants, même et sur­tout si leurs corps ont déjà une cer­taine avance sur leur âge men­tal. Le tout se com­plique quand elle découvre que son invi­té est le fils d’un homme poli­tique issu des milieux catho­liques réac­tion­naires. Voi­ci les très grandes lignes de l’in­trigue du nou­veau roman d’An­na Rozen, J’ai eu des nuits ridi­cules, paru le 1er octobre 2014 chez Le Dilet­tante.

Anna Rozen revient avec ce texte vers le « grand frère qu”[elle aurait] vou­lu avoir » [1]Anna Rozen dans sa pré­face pour Penses-tu réus­sir, pre­mier roman de Jean de Tinan, La Table ronde, 2003 , Jean de Tinan (1874 – 1898), cet auteur qui, depuis sa mort pré­ma­tu­rée à l’âge de 24 ans, se main­tient dans les limbes lit­té­raires quelque part entre l’ou­bli presque total des lec­teurs, l’in­té­rêt bien ponc­tuel de quelque uni­ver­si­taire en mal de thèse et l’es­time des pro­ver­biaux hap­py few dont l’un ou l’autre prend de temps en temps la parole pour rap­pe­ler à ses contem­po­rains l’au­teur de Penses-tu réus­sir, mort avant d’a­voir pu fran­chir le seuil du XXe siècle. Anna Rozen et Jean de Tinan, c’est presque déjà de l’his­toire ancienne, une his­toire qui remonte au moins jus­qu’à la pré­face qu’elle a rédi­gée pour le texte sus-men­tion­né en 2003 et qui se renou­velle avec la paru­tion de son der­nier texte en date, « libre­ment ins­pi­ré » du der­nier roman de son loin­tain frère d’âme, Aimienne ou le détour­ne­ment de mineure.

On aura donc été aver­ti, et ce dès la lec­ture du com­mu­ni­qué de presse qui accom­pagne la publi­ca­tion de J’ai eu des nuits ridi­cules : l’au­teure, plu­tôt que de se sou­mettre aux fourches cau­dines de l’o­ri­gi­na­li­té dres­sées par nos vieux amis les Roman­tiques, s’est lais­sée « libre­ment ins­pi­rer » [2]« À tra­vers quelques nuits ridi­cules – libre­ment ins­pi­rées du roman inache­vé de Jean de Tinan, Aimienne – » par un texte publié à titre post­hume il y a 115 ans. Mais il faut dire que « libre­ment ins­pi­ré » n’est sans doute pas assez fort pour carac­té­ri­ser un texte qui non seule­ment suit son modèle dans les grandes lignes de l’in­trigue, mais qui ne se prive pas d’en reprendre des pas­sages entiers, des pro­cé­dés sty­lis­tiques et jus­qu’à son titre tiré d’une phrase que le jeune Raoul adresse à sa maî­tresse après le retour de celle-ci d’I­ta­lie : « J’ai eu des nuits ridi­cules » [3]l.c. p. 244.

Je songe à un pas­sage en par­ti­cu­lier où l’u­sage de l’o­no­ma­to­pée per­met de sai­sir le pro­cé­dé (et les défauts) de Mme Rozen. Par deux fois, Jean de Tinan essaie de rendre par ce moyen le ton (faus­se­ment) moqueur d’une conver­sa­tion. D’a­bord dans la scène d’a­dieu des deux amants rap­por­tée par le nar­ra­teur où, dans la bouche d’O­dette, il sert à sou­li­gner la légère inquié­tude – et la dis­tance qu’elle vou­drait s’im­po­ser à elle-même – de l’a­mante qui s’ap­prête à par­tir quant aux consé­quences de son absence prolongée :

« Et toi [i.i. Raoul], tu vas me trrr­ra­hir !… » [4]Jean de Tinan, Aimienne, ou Le détour­ne­ment de mineure, Mer­cure de France, 2e édi­tion, 1899, p. 123

Mais c’est la deuxième occur­rence de cette figure de rhé­to­rique qui per­met de révé­ler la méthode de Mme Rozen, parce qu’on peut y voir qu’elle ne se contente pas de copier une inven­tion somme toute assez banal, mais qu’elle emprunte des pas­sages entiers à son modèle, des pas­sages qu’elle ne change que très super­fi­ciel­le­ment, obli­gée de les rendre conformes au chan­ge­ment de sexe qu’elle a infli­gé à ses pro­ta­go­nistes – Raoul de Val­longes (nom qui sent par trop sa déca­dence fin de siècle) deve­nant Valé­rie et la mineure de 1899, Aimienne Fer­rier, se glis­sant dans la peau d’É­tienne fils de catho réac­tion­naire – et à ce qu’elle pense être le lan­gage du XXIe siècle. Le ton est désin­volte et moqueur dans la bouche des cama­rades de débauche de Raoul qui se plaisent à insis­ter sur le carac­tère bizarre de la situa­tion où leur cama­rade vient de se four­rer (on peut aus­si se deman­der si la reprise de la même figure ne tra­hit pas une indis­cré­tion de Raoul qui aurait révé­lé à ses cama­rades l’a­dieu d’O­dette). On ver­ra ensuite ce qu’il est deve­nu sous la plume de Mme Rozen :

« Il [i.e. Raoul de Val­longes] est vert… « plus vert que l’herbe »… ça lui appren­dra ! – Il a une amie char­mante [i.e. Odette Laurent] – comme toutes les amies d’ailleurs – il a vou­lu la trr­ra­hir… c’est bien fait ! Ils ne trouvent pas assez de femmes, ces jeunes gens, pour assou­vir les pas­sions… qu’ils n’ont pas !… Il leur faut ce qu’il y a de plus pur et de plus sacré sur la terre – de chastes vierges, filles de dépu­tés de l’ex­trême gauche !… » [5]Jean de Tinan, Aimienne, p. 185

Voi­ci le pas­sage cor­res­pon­dant dans le roman de Mme Rozen :

« Elle [i.e. Valé­rie] est verte, plus verte que la fameuse herbe tou­jours plus verte ailleurs. Ça lui appren­dra ! Elle a un amant très bien – comme tous les amants d’ailleurs et sur­tout d’ici, hi hi ! – et elle a vou­lu le trr­rom­per, le trrr­ra­hir, que dis-je, le cocccc­cu­fier. C’est bien fait ! Elles ne trouvent pas assez d’hommes, ces tren­te­naires urbaines actives céli­ba­taires, pour assou­vir leurs pas­sions. Il leur faut ce qu’il y a de plus frais sur la terre, de chastes vierges, enfants gâtés de la rive droite ! » [6]p. 139

Libre­ment ins­pi­ré, mon cul ! Si l’é­di­teur n’a­vait pas pris soin d’an­non­cer la source dans ses com­mu­ni­qués, il aurait fal­lu conclure au pla­giat pur et simple. J’ai été assez près de m’in­di­gner, mais j’ai heu­reu­se­ment fait quelques recherches, et je me suis ren­du compte du pro­fond res­pect dont témoigne Mme Rozen vis à vis de Jean de Tinan. Il n’y a donc pas lieu de s’in­di­gner, mais tout sim­ple­ment de s’in­ter­ro­ger sur la per­ti­nence d’une telle démarche. Quitte à se poser la ques­tion si celle-ci n’est pas au-des­sus de ses moyens.

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Arra­cher un texte à la réa­li­té his­to­rique et sociale qui l’a vu naître et le trans­plan­ter dans le Paris de 2014, c’est un sacré pari pas facile à rele­ver. Suf­fit-il de faire du jeune déca­dent, une scé­na­riste, de la mineure fille d’un dépu­té socia­liste proche du mou­ve­ment syn­di­cal, le petit der­nier d’un catho réac­tion­naire ? J’ai déjà fait une allu­sion à ce que je pense de la doc­trine de l’o­ri­gi­na­li­té. Et je suis très conscient du fait que, pen­dant des siècles (voire des mil­lé­naires), l’i­mi­ta­tion a été le prin­ci­pal véhi­cule de la lit­té­ra­ture. Qu’on ne pense qu’aux romans de geste du Moyen Âge avec leur matière de Bre­tagne, un sujet pan-euro­péen qui a inci­té les auteurs à riva­li­ser dans la recherche de la meilleure adap­ta­tion. Et que pen­ser des cohortes d’au­teurs qui, dans l’es­poir de se tailler une part de gâteau, s’en­gouffrent dans la brèche ouverte par un chan­ceux qui a eu le bon­heur de plaire le pre­mier au grand public avide de vam­pires, d’ap­pren­tis sor­ciers et de sou­mises bien en chair ? L’o­ri­gi­na­li­té n’est donc pas ce qui déter­mine la qua­li­té d’une œuvre lit­té­raire, loin de là. Mais le pas­sage cité révèle, par son usage abon­dant de l’o­no­ma­to­pée (quatre fois là où de Tinan s’est conten­té d’une seule) et son  cor­tège d’é­pi­thètes (« ces tren­te­naires urbaines actives céli­ba­taires » chez Rozen par rap­port aux « jeunes gens » de Tinan) que l’é­pi­gone, obsé­dée par la volon­té de faire pas­ser le mes­sage en le répé­tant ad nau­seam , n’est sans doute pas très sûre de ses moyens. Pour ne pas dire qu’elle ne semble pas à sa place, ce qui ne sau­rait éton­ner un lec­teur qui aurait ne fût-ce que par­cou­ru de l’œil quelques pas­sages d’Aimienne. Ce roman, réso­lu­ment moderne dès la pre­mière phrase, au point de lais­ser pla­ner un petit doute quant à son appar­te­nance au XIXe siècle (« Har­ry, dit-il au bar­man, vou­lez-vous me pas­ser du feu, s’il vous plaît… »), est ancré dans ce que son époque a de plus moderne [7]« Avec un style vrai­ment propre à lui, Jean de Tinan a peint comme per­sonne la vie, les errances et les pen­sées de la jeu­nesse intel­lec­tuelle de cette fin de siècle. » Lucien Jude, Jean de … Conti­nue rea­ding, au point de frois­ser l’a­mour propre de nous autres qui nous pre­nons volon­tiers pour les ava­tars même du pro­grès. Et quand de Tinan fait d’Ai­mienne la fille d’un émi­nent lea­der socia­liste, ce n’est pas une idée née à la lec­ture du jour­nal entre le café et le crois­sant, mais un des traits mar­quants de la socié­té d’une fin de siècle en pleine ébul­li­tion indus­trielle. Com­pa­ré à cela, le petit Étienne fils de catho ne fait tout sim­ple­ment pas le poids. Ni Valé­rie non plus d’ailleurs, fan­tôme embar­qué dans une suite de nuits (plus ou moins) folles plu­tôt qu’une per­sonne en chair et en os. Et un fan­tôme bien pâle avec ça… Tan­dis qu’on trouve dans Aimienne, avec ses por­traits tout droit sor­tis d’une toile impres­sion­niste, des per­son­nages qui incarnent leur époque, et un pro­ta­go­niste au tra­gique bien invo­lon­taire, échap­pé sans le savoir par la mort pré­ma­tu­rée de son auteur et alter ego à la bou­che­rie des tranchées.

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Pour­quoi donc ce texte ? S’il a le mérite incon­tes­table de rap­pe­ler une fois de plus un auteur qui méri­te­rait de sor­tir de l’ou­bli, on peut quand même se deman­der ce qui incite un édi­teur à don­ner son impri­ma­tur. La pré­sence de cathos, de pré­fé­rence réac­tion­naires ? Cette belle cer­ti­tude d’être à la pointe du dis­cours poli­tique, de faire entrer dans la lit­té­ra­ture les que­relles contem­po­raines, de don­ner au lec­teur l’oc­ca­sion de se plon­ger dans le texte tan­dis que résonnent dans ses oreilles les reven­di­ca­tions pas­séistes de la Manif pour tous ? Le sujet chaud brû­lant de l’a­bus sexuel des enfants dont on peut tou­jours espé­rer qu’il fera jaser – et par consé­quent vendre ? Ou est-ce qu’il aurait cru voir, dans J’ai eu des nuits ridi­cules, une sorte de trait d’u­nion entre des époques « déca­dentes » ? Des ques­tions aux­quelles il est dif­fi­cile de répondre. Mais on peut au moins dire que la ques­tion de l’a­bus sexuel ou, de manière géné­rale, de la sexua­li­té des enfants n’est pas vrai­ment abor­dée. Le récit se contente de quelques allu­sions, d’ins­tants éclairs dans les inter­ro­ga­tions d’un per­son­nage qui n’a d’autre occu­pa­tion que de tour­ner autour du seul sujet qui puisse l’in­té­res­ser : elle-même. Et toute l’af­faire finit en queue de pois­son, Valé­rie étant sau­vée de ses embrouilles par le deux ex machi­na moderne, à savoir la télé. Pareil pour ce qui est des confron­ta­tions qui agitent les colonnes des jour­naux et des blogs poli­tiques : rien n’est son­dé en pro­fon­deur, aucun impact des cli­vages poli­tiques est dis­cer­nable. À moins que ce soit là le mes­sage qu’ai­me­rait faire pas­ser l’au­teure : face à nos petites vies, rien n’a de l’im­por­tance, tout passe comme nous autres pas­sons à tra­vers la vie, sans lais­ser de traces. Il appar­tient aux lec­teurs de se faire leur propre idée. Quant à moi, si je ne connais pas les autres texte de Mme Rozen, je sais par contre que l’af­fir­ma­tion d’E­vene, comme quoi son style serait « nova­teur et repré­sen­tant [sic] de la nou­velle lit­té­ra­ture fran­çaise » [8]Anna Rozen sur evene.fr, ne peut pas être basée sur le texte que Le Dilet­tante vient de publier.

Anna Rozen
J’ai eu des nuits ridi­cules
Édi­tions Le Dilet­tante
ISBN : 9782842638092

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Anna Rozen dans sa pré­face pour Penses-tu réus­sir, pre­mier roman de Jean de Tinan, La Table ronde, 2003 
2 « À tra­vers quelques nuits ridi­cules – libre­ment ins­pi­rées du roman inache­vé de Jean de Tinan, Aimienne – »
3 l.c. p. 244
4 Jean de Tinan, Aimienne, ou Le détour­ne­ment de mineure, Mer­cure de France, 2e édi­tion, 1899, p. 123
5 Jean de Tinan, Aimienne, p. 185
6 p. 139
7 « Avec un style vrai­ment propre à lui, Jean de Tinan a peint comme per­sonne la vie, les errances et les pen­sées de la jeu­nesse intel­lec­tuelle de cette fin de siècle. » Lucien Jude, Jean de Tinan, météore ou feu fol­let ? In : Les Sep­tem­bri­seurs, 30 août 2010
8 Anna Rozen sur evene.fr
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

3 réponses à “Anna Rozen, J’ai eu des nuits ridicules”

  1. L’exemple cité est conster­nant, on peut s’ins­pi­rer d’un texte, faire de l’in­ter­tex­tua­li­té, mais là c’est car­ré­ment rem­pla­cer un mot par un autre…où est l’in­té­rêt ? Je viens d’é­cou­ter l’au­teure sur cette vidéo faite par son édi­teur, ici :
    [you­tube http://www.youtube.com/watch?v=qHxizlIrn8s&w=560&h=315%5D

    ou là, je ne sais pas ce que ce blog accepte comme format

    http://youtu.be/qHxizlIrn8s

    bon j’ai pour règle de ne pas par­ler d’un livre avant de l’a­voir lu…donc peut-être le lirai-je, mais si c’est à ce point copié, autant lire de Vallonge…

    1. Pour lire le texte de De Tinan, aucun pro­blème, Gal­li­ca est à ton ser­vice : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80737w.pdf

  2. anna rozen

    Bon­jour, ici madame Rozen, autant dire : la prin­ci­pale inté­res­sée. J’ai quelques réponses aux ques­tions que vous vous posez. Si j’ai libre­ment adap­té l’Ai­mienne de Tinan c’est dans le cadre d’une com­mande : il m’é­tait deman­dé d’a­dap­ter au XXIème siècle une œuvre du XIXème – et comme effec­ti­ve­ment je suis une fan de Tinan, au lieu de choi­sir un auteur célèbre, je me suis dit que le reprendre lui et ten­ter de conclure à ma manière, un livre qu’il n’a pas eu le temps de ter­mi­ner, était un moyen de répondre à la contrainte en m’of­frant le plai­sir de relire Tinan de très près. J’ai évi­dem­ment à chaque pas, mesu­ré le gouffre qui nous sépare. Je consi­dère donc ce livre en forme d’exer­cice comme un hom­mage, modeste et assu­mé. Et je suis bien consciente que je ne suis pas à la hau­teur de mon modèle. Mais après avoir pei­né deux ans sur ce texte – qui m’a per­mis de conti­nuer à écrire alors que le deuil de mon père me cou­pait les jambes (celles avec les­quelles j’é­cris d’ha­bi­tude) – je n’ai pas eu le cœur de ne pas le faire publier (par mon édi­teur qui en a bien vou­lu, celui qui m’a­vait pas­sé com­mande ayant fina­le­ment aban­don­né le pro­jet) … Si vous avez d’autres ques­tions, n’hé­si­tez pas à me les poser !
    ici ou là.