J’ai tout d’abord eu comme un doute s’il fallait mettre le mot connerie au pluriel ou au singulier. Finalement, j’ai opté pour le singulier, parce que la connerie ne se résume pas à quelques faits isolés de mes congénères, comme on pourrait être amené à le croire, mais semble par contre constituer un des traits fondamentaux de l’espèce qui a le culot de se désigner comme doublement savant : Homo sapiens sapiens.

Bon. Une fois ces préliminaires posés, venons-en aux faits. Les Ardennes, toujours. C’est une région qui, en l’espace de quelques soixante-dix ans, a vu déferler pas moins de t r o i s invasions :
- Le 1 septembre 1870, les troupes prussiennes et leurs alliés y ont anéanti l’armée française, ce qui a mis un terme à l’empire de Louis Napoléon
- En 1914, après avoir violé la neutralité de la Belgique, des troupes allemandes ont occupé la région et y sont restées jusqu’à la fin de la guerre, en 1918
- En mai 1940, c’est près de Sedan que les panzers de Guderian ont traversé la Meuse, ouvrant le flanc de la France qui, à cet endroit-là, était presque sans défense
Dans les villages, ces événements historiques n’ont pas laissé beaucoup de traces. 70 ans après la dernière des invasions, la nature a repris ses droits et a guéri les blessures que le passage d’un tank ou même d’une division entière a pu lui infliger. À Sedan, pareil. La ville, malgré son château fort, n’a jamais vraiment été assiégée. Les troupes prussiennes, en 1870, l’ont bien encerclée parce que les soldats de l’armée impériale s’y était réfugiés par milliers, mais c’était une affaire de trois jours. Il y en a pourtant, de remparts ébréchés, et un bastion entier dont il ne subsiste plus que quelques débris, mais ce n’est pas l’œuvre des canons allemands. Ce sont les Français eux-mêmes qui, après la désaffectation de la forteresse, y ont conduit des expériences pour connaître le potentiel de la dynamite récemment invitée (remarque : le château-fort se trouve juste à côté des habitations).

Mais c’est sur la route de Sedan, près de Saint-Menges, que le touriste est confronté aux témoignages incontournables des événements terribles du mois de mai 40. Depuis le 10 mai, jour du début de l’offensive allemande, tout a bousculé, et dans la journée du 12 mai, les troupes allemandes approchent de la frontière française. Les moyens des soldats français, chargés de protéger le territoire de la République, sont extrêmement réduits. Entre eux et l’Allemagne, il y a la Belgique entière, et on croyait les entrailles de la France protégées par la ligne Maginot. Seules quelques « maisons fortes », sorte de blockhaus gardé par une dizaine de militaires, se trouvent plantées le long de la frontière, à confronter des centaines de chars et des régiments d’artillerie, équipés du matériel le plus moderne. Ce n’est pas avec de tels moyens qu’une armée blindée sera ne fût-ce que retardée, et Saint-Menges est pris, le 12 mai, vers 14 heures 30.
Devant ce poste frontière mutilé, où des hommes sont morts, assassinés par des gens qui venaient du même pays que moi, on reste à se poser des questions. Et dire que cette route qu’on vient de parcourir, cette même route, a été foulée par les bottes des envahisseurs et les chaînes de leurs chars, de centaines et de milliers de chars qui s’engouffreraient à travers cette plaie béante qu’était la percée de Sedan, cela donne froid dans le dos. Même 70 ans après.

Un peu plus tard, revenu au présent de cet été mouillé de 2010, j’ai eu l’occasion de visiter le château fort de Sedan, le plus grand d’Europe, aux dires des responsables du tourisme en Pays Sedanais. Le parcours est impressionnant, très bien aménagés, et l’histoire de l’endroit est très bien expliquée et illustrée. Un travail pédagogique de première !
Mais dans cet article, on parle de connerie. Et tout au fond de cet enchevêtrement d’édifices et de constructions de divers époques qu’est le château-fort de Sedan, se cache le témoignage d’une autre connerie dont le genre humain est capable. Tout à la fin du parcours, il y a une petite chambre, appelée la salle des Fleurs de Lys. Évidemment, il s’agit là d’une dénomination moderne. À l’origine, c’était une salle qui donnait accès au puits et aux citernes du château. Mais plus tard, sous la Révolution, on l’a utilisée à des fins tout à fait différentes : Le conseil de Sedan s’étant prononcé pour la monarchie, les conseillers furent faits prisonniers et enfermés dans la pièce en question avant d’être transférés à Paris pour y être « raccourcis ». Pendant le temps qui leur restait, ils ont réussi à graver des Fleurs de Lys dans les parois du cachot, signe de leur allégeance à la maison royale. Comme personne n’a poussé le vice jusqu’à enlever ces fleurs en pierre, les murs de cette pièce restent les témoins de la volonté des hommes de supprimer par la violence celles et ceux dont les opinions ne leur reviennent pas.
La vie continue. On peut s’installer autour d’une table bien garnie, à quelques pas des endroits dont le passage de l’Histoire a changé l’essence à tout jamais. La vie continue, mais il ne faut jamais oublier que la connerie, elle aussi, elle perdure.