Akë­dys­sé­ril, récit orien­tal de Vil­liers de l’Isle-Adam

Akë­dys­sé­ril, récit orien­tal dont le seul nom évoque tous les mys­tères de l’O­rient, a été publié, en juillet 1885, dans « La Revue contem­po­raine », accom­pa­gné de la note suivante :

« Cet ouvrage, illus­tré par Féli­cien Rops, doit paraître, en sep­tembre pro­chain, chez l’é­di­teur Mon­nier. C’est le pre­mier récit de l’A­mour à tra­vers les âges, livre de légendes écrit par MM. Leconte de Lisle, Alphonse Dau­det, Ernest Renan, Catulle Men­dès, Hen­ri de Bor­nier, Eugène Bur­nouf, etc., etc. ».

La publi­ca­tion en volume date de 1886, le pro­jet annon­cé ayant appa­rem­ment échoué. Le Fron­tis­pice, exé­cu­té par Féli­cien Rops, ain­si que la pre­mière et la der­nière illus­tra­tion, par Georges-Antoine Roche­grosse, sont tirés de cette édi­tion-là, tan­dis que les autres illus­tra­tions, par Marius A.J. Bauer, pro­viennent de l’é­di­tion néer­lan­daise du conte, tirée à 100 exem­plaires en 1894. Les anno­ta­tions sont les fruits des recherches per­son­nelles de l’éditeur.

Comte de Vil­liers de l’Isle-Adam

Félicien Rops, Frontispice pour Akëdysséril

« Toute chose ne se consti­tue que de son vide« 
Livres Hin­doûs

À
Mon­sieur le Mar­quis de SALISBURY

Akëdysséril, illustration début

La ville sainte appa­rais­sait, vio­lette, au fond des brumes d’or : c’était un soir des vieux âges : la mort de l’astre Sou­ryâ [1]Sûrya ou Soû­rya est le nom indien du Soleil., phé­nix du monde, arra­chait des myriades de pier­re­ries aux dômes de Bénarès.

Sur les hau­teurs, à l’est occi­den­tal, de longues forêts de pal­miers-pal­myres mou­vaient les bleuis­se­ments dorés de leurs ombrages sur les val­lées du Habad ; – à leurs ver­sants oppo­sés s’alternaient, dans les flammes du cré­pus­cule, de mys­tiques palais sépa­rés par des éten­dues de roses, aux corolles par mil­liers ondu­lantes sous l’étouffante brise. Là, dans ces jar­dins, s’élançaient des fon­taines dont les jets retom­baient en gouttes d’une neige cou­leur de feu.

Au centre du fau­bourg de Sécrole [2]Sécrole était le quar­tier euro­péen de Béna­rès. Cf. L’En­cy­clo­pé­die des gens du monde, Volume 3 (paru de 1833 à 1844) : « Les Euro­péens demeurent à Sécrole et dans d’autres lieux … Conti­nue rea­ding, le temple de Wishnou‑l’éternel [3]Wish­nou ou, plus com­mu­né­ment, Vish­nou, est un des dieux de la Tri­ni­té hin­doue, char­gé de conser­ver l’u­ni­vers., de ses colon­nades colos­sales, domi­nait la cité ; ses por­tails, lar­ge­ment lamés d’or, réfrac­taient les clar­tés aériennes et, s’espaçant à ses alen­tours, les cent quatre-vingt-seize sanc­tuaires des Dêvas [4]Dans la reli­gion hin­doue, terme géné­rique pour dési­gner les dieux. Mot aux ori­gines indo-euro­péennes et appa­ren­té au Latin « deux » plon­geaient les blan­cheurs de leurs bases de marbre, lavaient les degrés de leurs par­vis dans les étin­ce­lantes eaux du Gange [5]Les morts qui sont brû­lés sur ces degrés-là, aux bords du Gange à Béna­rès, sont libé­rés du cycle des réin­car­na­tions. : les cise­lures à jour de leurs cré­neaux s’enfonçaient jusque dans la pourpre des lents nuages passants.

Marius A.J.Bauer, gravure pour l'édition néerlandaise d'Akëdysséril - « L'eau radieuse dormait sous les quais sacrés »
« L’eau radieuse dor­mait sous les quais sacrés »

L’eau radieuse dor­mait sous les quais sacrés ; des voiles, à des dis­tances, pen­daient, avec des fris­sons de lumière, sur la magni­fi­cence du fleuve, et l’immense ville rive­raine se dérou­lait, en un désordre orien­tal, éta­geant ses ave­nues, mul­ti­pliant ses mai­sons sans nombre aux cou­poles blanches, ses monu­ments, jusqu’aux quar­tiers des Par­sis [6]Le terme, à l’o­ri­gine, dési­gnait un peuple de Perse, dont des réfu­giés vinrent s’ins­tal­ler en Inde après la conquête de la Perse par les Arabes. Depuis, il désigne les adeptes du Par­sisme, … Conti­nue rea­ding où le pyra­mi­dion du lin­gham [7]Autre gra­phie de lin­gam, le pénis. de Sivà [8]Sivà, mieux connu sous la gra­phie Shi­va, est un des dieux de la tri­ni­té hin­doue, celui char­gé de la créa­tion., l’ardent Wis­si­khor [9]Un nom que je n’ai trou­vé nulle part ailleurs que dans le texte pré­sent., sem­blait brû­ler dans l’incendie de l’azur.

Aux plus pro­fonds loin­tains, l’allée cir­cu­laire des Puits, les inter­mi­nables habi­ta­tions mili­taires, les bazars de la zone des Échanges, enfin les tours des cita­delles bâties sous le règne de Wis­va­mî­thra [10]Vish­va­mi­tra (ou Wish­va Mitra) est un per­son­nage légen­daire, vieux roi et sage, auteur d’une par­tie de la Rig­ve­da, col­lec­tion d’hymnes védiques en sans­crit. se fon­daient en des teintes d’opale, si pures qu’y scin­tillaient déjà des lueurs d’étoiles. Et, sur­plom­bant dans les cieux mêmes ces confins de l’horizon, de déme­su­rés figures d’êtres divins, sculp­tées sur les crêtes rocheuses des monts du Habad, sié­geaient, éva­sant leurs genoux dans l’immensité : c’étaient des cimes taillées en forme de dieux ; la plu­part de ces sil­houettes éle­vaient, dans l’abîme, à l’extrémité d’un bras ver­ti­gi­neux, un lotus de pierre : – et l’immobilité de ces pré­sences inquié­tait l’espace, effrayait la vie.

Akëdysseril:
« La mul­ti­tude emplis­sait d’une allé­gresse grave les rues »

Cepen­dant, au déclin de cette jour­née, dans Béna­rès, une rumeur de gloire et de fête éton­nait le silence accou­tu­mé des tom­bées du soir. – La mul­ti­tude emplis­sait d’une allé­gresse grave les rues, les places publiques, les ave­nues, les car­re­fours et les pentes sablon­neuses des deux rivages, car les veilleurs des Tours saintes venaient de heur­ter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où tout à coup avait sem­blé chan­ter le ton­nerre. Ce signal, qui ne reten­tis­sait qu’aux heures sublimes, annon­çait le retour d’Akëdysséril, de la jeune triom­pha­trice des deux rois d’Agra [11]La ville moderne, célèbre pour abri­ter le Taj Mahal, a été fon­dé en 1504 par Sikan­dar Lodi, sul­tan de Deh­li., – de la svelte veuve au teint de perle, aux yeux écla­tants, – de la sou­ve­raine, enfin, qui, por­tant le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illus­trée à l’assaut d’Éléphanta par des faits d’héroïsme qui avaient enflam­mé autour d’elle mille courages.


AKËDYSSÉRIL était la fille d’un pâtre, Gwa­lior. Un jour, au pro­fond d’un val des envi­rons de Béna­rès, par un autom­nal midi, les Dêvas pro­pices avaient conduit, à tra­vers des hasards, aux bords d’une source où la jeune vierge bai­gnait ses pieds, un chas­seur d’aurochs, Sin­jab, l’héritier royal, fils de Séür le Clé­ment qui régnait alors sur l’immense contrée de Habad. Et, sur l’instant même, le charme de l’enfant pré­des­ti­née avait sus­ci­té, dans tout l’être du jeune prince, un amour divin ! La revoir encore embra­sa bien­tôt si vio­lem­ment les sens de Sin­jab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa seule épouse ; – et c’était ain­si que l’enfant du conduc­teur de trou­peaux était deve­nue conduc­trice de peuples.

Or, voi­ci : peu de temps après la mer­veilleuse union, le prince, – qu’elle aus­si avait aimé à jamais, – était mort. Et, sur le vieux monarque, un déses­poir avait à ce point pro­je­té l’ombre dont on suc­combe, que tous enten­dirent, par deux fois, dans Béna­rès, l’aboiement des chiens funèbres d’Yama [12]Dans l’hin­douisme védique, le pre­mier mor­tel, Sei­gneur de la Mort, sou­vent accom­pa­gné par un buffle et des chiens à l’as­pect ter­ro­ri­sant., le dieu qui appelle, – et les peuples avaient dû éle­ver, à la hâte, un double tombeau.

Désor­mais, n’était-ce pas au jeune frère de Sin­jab, – à Sed­j­nour, le prince presque enfant, – que la suc­ces­sion dynas­tique du trône de Séür, sous la tutelle auguste d’Akëdysséril, devait être transmise ?

Peut-être : nul ne déli­mi­te­ra la jus­tice d’aucun droit chez les mortels.

Durant les rapides jours de son ascen­dante for­tune, – du vivant de Sin­jab, enfin, – la fille de Gwa­lior, émue, déjà, de secrètes pré­vi­sions et d’un cœur tour­men­té par l’avenir, s’était conduite en brillante rieuse de tous droits étran­gers à ceux-là seuls que consacrent la force, le cou­rage et l’amour. – Ah ! comme elle avait su, par de poli­tiques lar­gesses de digni­tés et d’or, se créer, à la cour de Séür, dans l’armée, dans la capi­tale, au conseil des vizirs, dans l’État, dans les pro­vinces, par­mi les chefs des brahmes, un par­ti d’une puis­sance que, d’heure en heure, le temps avait conso­li­dée ! … Anxieuse, aujourd’hui, des len­de­mains d’un avé­ne­ment nou­veau, dont la nature même lui était incon­nue – car Séür avait dési­ré que la jeu­nesse de Sed­j­nour s’instruisît au loin, chez les sages du Népâl – Akë­dys­sé­ril, dès que le rap­pel du jeune prince eut été ordon­né par le conseil, réso­lut de s’affranchir, d’avance, des adver­si­tés que le caprice du nou­veau maître pour­rait lui réser­ver. Elle conçut le des­sein de se sai­sir, au dédain de tous dis­cu­tables devoirs, de la puis­sance royale.

Pen­dant la nuit du sou­ve­rain deuil, celle qui ne dor­mait pas avait donc envoyé, au-devant de Sed­j­nour, des déta­che­ments de sowa­ris bien éprou­vés d’intérêts et de foi pour sa cause, pour elle et pour les outrances de sa for­tune. Le prince fut fait cap­tif, brus­que­ment, avec son escorte, – ain­si que la fille du roi de Sog­diane [13]Région d’A­sie cen­trale, habi­tée par une peu­plade aux ori­gines scythes, dont la reli­gion majo­ri­taire était le zoroas­trisme. La région est tra­ver­sée par la Route de la Soie., la prin­cesse Yel­ka, sa fian­cée d’amour, accou­rue à sa ren­contre, fai­ble­ment entourée.

Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient pour la pre­mière fois, sur la route, aux clar­tés de la nuit.

Depuis cette heure, pri­son­niers d’Akëdysséril, les deux ado­les­cents vivaient pré­ci­pi­tés du trône, iso­lés l’un de l’autre en deux palais que sépa­rait le vaste Gange, et sur­veillés sans cesse par une garde sévère.

Ce double iso­le­ment, une rai­son d’État le moti­vait : si l’un d’eux par­ve­nait à s’enfuir, l’autre demeu­re­rait en otage et, réa­li­sant la loi de pré­des­ti­na­tion pro­mise aux fian­cés dans l’Inde ancienne, ne s’étant appa­rus, cepen­dant, qu’une fois, ils étaient deve­nus la pen­sée l’un de l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.


PRÈS d’une année de règne affer­mit le pou­voir entre les mains de la domi­na­trice qui, fidèle aux mélan­co­lies de son veu­vage et seule­ment ambi­tieuse, peut-être, de mou­rir illustre, belle et toute-puis­sante, trai­tait, en conqué­rante aven­tu­reuse, avec les rois hin­dous, les mena­çant ! – Son lucide esprit n’avait-il pas su aug­men­ter la pros­pé­ri­té de ses États ? Les Dêvas favo­ri­saient le sort de ses armes. Toute la région l’admirait, subis­sant avec amour la magie du regard de cette guer­rière – si déli­cieuse qu’en rece­voir la mort était une faveur qu’elle ne pro­di­guait pas.

Et puis, une légende de gloire s’était répan­due tou­chant son étrange valeur dans les batailles : sou­vent, les légions hin­doues l’avaient vue, au fort des plus ardentes mêlées, se dres­ser, toute radieuse et intré­pide, fleu­rie de gouttes de sang, sur l’haodah [14]Un hao­dah ou plu­tôt un how­dah est une sorte de palan­quin, très géné­ra­le­ment por­té par un élé­phant et pla­cé sur le dos de l’a­ni­mal. Source : Wiki­pe­dia. lourd de pier­re­ries de son élé­phant de guerre, et, insou­cieuse, sous les pluies de jave­lots et de flèches, indi­quer, d’un altier flam­boie­ment de cime­terre, la victoire.

C’est pour­quoi le retour d’Akëdysséril dans sa capi­tale, après un guer­royant exil de plu­sieurs lunes, était accueilli par les trans­ports de son peuple.

Des cour­riers avaient pré­ve­nu la ville lorsque la reine n’en fut plus dis­tante que de très peu d’heures. Main­te­nant, on dis­tin­guait, au loin déjà, les éclai­reurs aux tur­bans rouges, et des troupes aux san­dales de fer des­cen­daient les col­lines : la reine vien­drait, sans doute, par la route de Surate ; elle entre­rait par la porte prin­ci­pale des cita­delles, lais­sant cam­per ses armées dans les vil­lages environnants.

Déjà, dans Béna­rès, au pro­fond de l’allée des Pyram­vâ­da, des torches cou­raient sous les téré­binthes ; les esclaves royaux illu­mi­naient de lampes, en hâte, l’immense palais de Séür.

La popu­la­tion cueillait des branches triom­phales et les femmes jon­chaient de larges fleurs l’avenue du palais, trans­ver­sale à l’allée des Richis, s’ouvrant sur la place de Kama [15]Selon la Wiki­pé­dia, « Kâma est la divi­ni­té hin­doue du désir, et plus par­ti­cu­liè­re­ment du désir amou­reux »; l’on se cour­bait, par foules, à de fré­quents inter­valles, en écou­tant fré­mir la terre sous l’irruption des chars de guerre, des fan­tas­sins en marche et des flots de cavaleries.

Sou­dain, l’on enten­dit les sourds bruis­se­ments des tym­brils [16]Un ins­tru­ment de musique. Celui-ci appa­raît aus­si dans les Contes Cruels, dans la nou­velle L’An­non­cia­teur : « Mais, voi­ci : les Musi­ciennes des Chants-défen­dus, obju­ra­trices d’amour, … Conti­nue rea­ding mêlés à des cli­que­tis d’armes et de chaînes – et, bri­sées par les chocs sonores des cym­bales, les mélo­pées des flûtes de cuivre. Et voi­ci que, de toute part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville, enseignes hautes, exé­cu­tant, en désordre, les com­man­de­ments voci­fé­rés par leurs sowa­ris [17]Cava­lier, du per­san suwār, cava­lier..

Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate était cou­verte de ces fauves tapis d’Irmensul – et des loin­taines fac­tures d’Ypsamboul [18]Réfé­rence aux Temples d’A­bou Sim­bel, construits par le pha­raon Ram­sès II ( (-1304 / ‑1213,) des­ti­nés à son culte, à celui de dieux égyp­tiens et à celui de son épouse Néfer­ta­ri. – tis­sus aux bario­lures éteintes, impor­tés par les cara­vanes annuelles des mar­chands tou­ra­niens [19]De Tou­ran, déno­mi­na­tion qui désigne l’en­semble des peuples tur­ciques qui ont en com­mun leurs langues qui appar­tiennent à la famille des langues altaïques. qui les échan­geaient contre des eunuques.

Akëdysseril, « On distribuerait au peuple le butin d'Éléphanta »
« On dis­tri­bue­rait au peuple le butin d’Éléphanta »

Entre les branches des aré­quiers [20]Autre nom du pal­mier à bétel, des pal­miers-pal­myres, des man­gliers et des syco­mores, le long de l’avenue du Gange, flot­taient de riches étoffes de Bag­dad, en signe de bon­heur. Sous les dais de la porte d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la for­te­resse, un éblouis­sant cor­tège de cour­ti­sans aux longues robes bro­dées, de brahmes, d’officiers du palais, atten­daient, entou­rant le vizir-gou­ver­neur auprès duquel étaient assis les trois vizirs-gui­ko­wars [21]Du nom de la dynas­tie royale de Vado­da­ra (Baro­da) en Inde occi­den­tal. de Habad. – On don­ne­rait des réjouis­sances, on dis­tri­bue­rait au peuple le butin d’Éléphanta – de la poudre d’or, aus­si – et, sur­tout, on livre­rait, aux lueurs d’une torche soli­taire, dans la vaste enceinte du cirque, de ces noc­turnes com­bats de rhi­no­cé­ros qu’idolâtraient les Hin­dous. Les habi­tants redou­taient seule­ment que des bles­sures eussent atteint la beau­té de la reine ; ils ques­tion­naient des hale­tants éclai­reurs ; à grand’peine, ils étaient rassurés.

Dans un espace lais­sé libre, entre d’élevés et lourds tré­pieds de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres vapeurs d’encens, se tor­daient, en des guir­landes, des théo­ries de baya­dères vêtues de gazes brillantes ; elles jouaient avec des chaînes de perles, fai­saient miroi­ter des cour­bures de poi­gnards, simu­laient des mou­ve­ments de volup­té, – des dis­putes, aus­si, pour don­ner à leurs traits une ani­ma­tion ; – c’était à l’entrée de l’avenue des Richis, sur le che­min du palais.

À l’autre extré­mi­té de la place de Kama s’ouvrait, silen­cieu­se­ment, la plus longue ave­nue. Celle-là, depuis des siècles, on en détour­nait le regard. Elle s’étendait, déserte, assom­bris­sant, sur son pro­fond par­cours à l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant l’entrée, une longue ligne de psylles [22]Char­meur de ser­pents, à l’o­ri­gine un peuple occu­pant les rivages de la Grande Syrte (la Lybie actuelle). D’a­près une légende rap­por­tée par Dion Cas­sius, les Psylles étaient immu­ni­sés contre le … Conti­nue rea­ding, cein­tu­rés de pagnes gri­sâtres, fai­saient dan­ser des ser­pents droits de la pointe de la queue, aux sons d’une musique aiguë.

C’était l’avenue qui condui­sait au temple de Sivâ. Nul Hin­dou ne se fût aven­tu­ré sous l’épaisseur de son hor­rible feuillée. Les enfants étaient accou­tu­més à n’en par­ler jamais – fût-ce à voix basse. Et, comme la joie oppres­sait aujourd’­hui les cœurs, on ne pre­nait aucune atten­tion à cette ave­nue. On eût dit qu’elle n’arrondissait pas là, béante, ses ténèbres, avec son aspect de songe. D’a­près une vieille tra­di­tion, à de cer­taines nuits, une goutte de sang suin­tait de cha­cune des feuilles, et cette ondée de pleurs rouges tom­bait, tris­te­ment, sur la terre, détrem­pant le sol de la lugubre allée dont l’étendue était toute péné­trée de l’ombre même de Sivâ.


Tous les yeux inter­ro­geaient l’ho­ri­zon. – Vien­drait-elle avant que mon­tât la nuit ? Et c’é­tait une impa­tience à la fois recueillie et joyeuse. Cepen­dant, le cré­pus­cule s’a­zu­rait, les flamme dorées s’éteignaient et, dans la pâleur du ciel, déjà – des étoiles …

Au moment où le globe divin oscil­lait au bord de l’es­pace, prêt à s’a­bî­mer, de longs ruis­seaux de feu cou­rurent, en ondu­lant, sur les vapeurs occi­den­tales – et voi­ci qu’en cet ins­tant même, au sor­tir des défi­lés de ces loin­taines col­lines entre les­quelles s’a­pla­nis­sait la route de Surate, appa­rurent, en des étin­cel­le­ments d’é­paisses pous­sières, des nuages de cava­liers, puis des mil­liers de lances, des chars – et, de tous côtés, cou­ron­nant les hau­teurs, sur­girent des fronts de pha­langes aux caf­tans bru­nis, aux semelles fauves, aux genouillères d’ai­rain d’où sor­taient de cen­trales pointes mor­telles : un héris­se­ment de piques dont presque toutes les extré­mi­tés, enfon­cées en des têtes cou­pées, entre­heur­taient celles-ci en de farouches bai­sers, au hasard de chaque pas. Puis, escor­tant l’at­ti­rail rou­lant des machines de siège, et les claies sans nombre, atte­lées de robustes onagres, où, sur des litières de feuilles, gisaient les bles­sés, d’autres troupes de pied, les jave­lots ou la grande fronde à la cein­ture ; – enfin, les cha­riots des vivres. C’é­tait là presque toute l’a­vant-garde ; ils des­cen­daient, en hâte, les pentes des sen­tiers, vers la ville, y péné­trant cir­cu­lai­re­ment par toutes les portes. Peu après, les éclats des trom­pettes royales, encore invi­sibles, répon­dirent, là-bas, aux gongs sacrés qui gron­daient sur Bénarès.

Bien­tôt des offi­ciers émis­saires arri­vèrent au galop, éclair­cis­sant la route, criant dif­fé­rents ordres, et sui­vis d’un rou­lis de pesants traî­neaux d’où débor­daient des tro­phées, des dépouilles opu­lentes, des richesses, le butin, entre deux légions de cap­tifs che­mi­nant tête basse, secouant des chaînes et que pré­cé­daient, sur leurs mas­sifs che­vaux tigrés, les deux rois d’A­gra. Ceux-ci, la reine les rame­nait en triomphe dans sa capi­tale, bien qu’a­vec de grands honneurs.

Der­rière eux venaient des chars de guerre, aux fron­tons rayon­nants, mon­tés par des ado­les­centes en armures ver­meilles, sai­gnant, quelques-unes, de bles­sures mal ser­rées de langes, un grand arc, trans­ver­sal, aux épaules, croi­sés de fais­ceaux de flèches : c’é­taient les bel­li­queuses sui­vantes de la maî­tresse terrible.

Enfin, domi­nant ce désordre étin­ce­lant, au centre d’un demi-orbe for­mé de soixante-trois élé­phants de bataille tout char­gés de sowa­ris et de guer­riers d’é­lite – que sui­vait de tous côtés, là-bas, l’im­mense vision d’un enve­lop­pe­ment d’ar­mées – appa­rut l’é­lé­phant noir, aux défenses dorées, d’Akëdysséril.

À cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et sai­sie à la fois d’or­gueil et d’é­pou­vante, exha­la son convul­sif trans­port en une ton­nante accla­ma­tion ; des mil­liers de palmes, agi­tées, s’é­le­vèrent ; ce fut une enthou­siaste furie de joie.

Déjà, dans la haute lueur de l’air, on dis­tin­guait la forme de la reine du Habad qui, debout entre les quatre lances de son dais, se déta­chait, mys­ti­que­ment, blanche en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On aper­ce­vait, à sa taille élan­cée, le cein­tu­ron constel­lé où s’a­gra­fait son cime­terre. Elle mou­vait, elle-même, entre les doigts de sa main gauche, la chaî­nette de sa mon­ture for­mi­dable. À l’exemple des Dêvas sculp­tés au loin sur le faîte des monts du Habad, elle éle­vait, en sa main droite, la fleur scep­trale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une rosée de rubis.

Le soir, qui l’illu­mi­nait, empour­prait le gran­diose entou­rage. Entre les jambes des élé­phants pen­daient, dis­tinctes, sur le rouge clair de l’es­pace, les diverses extré­mi­tés des trompes, – et, plus haut, laté­rales, les vastes oreilles sur­seau­tantes, pareilles à des feuilles de pal­miers. Le ciel jetait, par éclairs, des rou­geoie­ments sur les pointes des ivoires, sur les pierres pré­cieuses des tur­bans, les fers des haches.

Akëdysseril, « et le terrain résonnait sourdement sous ces approches. »
« et le ter­rain réson­nait sour­de­ment sous ces approches. »

Et le ter­rain réson­nait sour­de­ment sous ces approches.

Et, tou­jours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle effroyable mas­quait l’es­pace, une mons­trueuse nuée noire, mou­vante, sem­bla s’é­le­ver, de tous côtés à la fois, orbi­cu­laire – et gra­duel­le­ment – du ras de l’ho­ri­zon : c’é­tait l’ar­mée qui sur­gis­sait der­rière eux, là-bas, éta­geant, entre­cou­pées de mille dro­ma­daires, ses puis­santes lignes. La ville se ras­su­rait en son­geant que les cam­pe­ments étaient pré­pa­rés dans les bourgs prochaines.

Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloi­gnée de l’En­trée-du-Sep­ten­trion que d’une porte de flèche, les cor­tèges s’a­van­cèrent sur la route pour l’accueillir.

Et tous recon­nurent, bien­tôt, le visage sublime d’Akëdysséril.


Cette nei­geuse fille de la race solaire était de taille éle­vée. La pourpre mauve, intreillée de longs dia­mants, d’un ban­deau fané dans les batailles, cer­clait, espa­cé de hautes pointes d’or, la pâleur de son front. Le flot­te­ment de ses che­veux, au long de son dos svelte et mus­clé, emmê­lait ses bleuâtres ombres, sur le tis­su d’or de sa robe, aux ban­de­lettes de son dia­dème. Ses traits étaient d’un charme oppres­sif qui, d’a­bord, ins­pi­rait plu­tôt le trouble que l’a­mour. Pour­tant des enfants sans nombre, dans le Habad, lan­guis­saient, en silence, de l’a­voir vue.

Une lueur d’ambre pâle, épan­due en sa chair, avi­vait les contours de son corps : telles ces trans­pa­rences dont l’aube, voi­lées par les cimes hyma­laïennes, en pénètre les blan­cheurs comme inté­rieu­re­ment. Sous l’ho­ri­zon­tale immo­bi­li­té des longs sour­cils, deux clar­tés bleu sombre, en de lan­guides pau­pières de Hin­doue, deux magni­fiques yeux, sur­char­gés de rêves, dis­pen­saient autour d’elle une magie trans­fi­gu­ra­trice sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils satu­raient d’in­con­nus enchan­te­ments l’é­tran­ge­té fatale de ce visage, dont la beau­té ne s’ou­bliait plus.

Et le saillant des tempes altières, l’o­vale sub­til des joues, les cruelles narines déliées qui fré­mis­saient au vent du péril, la bouche tou­chée d’une lueur de sang, le men­ton de spo­lia­trice taci­turne, ce sou­rire tou­jours grave où brillaient des dents de pan­thère, tout cet ensemble, ain­si voi­lé de loin­tains sombres, deve­nait de la plus magné­tique séduc­tion lors­qu’on avait subi le rayon­ne­ment de ses yeux étoilés.

Une énigme inac­ces­sible était cachée en sa grâce de péri [23]Dans la mytho­lo­gie per­sane, un être sur­na­tu­rel qui oscille entre le bien et le mal. Ange déchu à l’o­ri­gine, ils deviennent une sorte de fée, doté d’une immense beau­té..

Joueuse avec ses guer­rières, des soirs, sous la tente ou dans les jar­dins de ses palais, si l’une d’entre elles, d’une char­mante parole, s’é­mer­veillait des infi­nis dési­rs qu’é­le­vait, sur ses pas, l’hé­roïque maî­tresse du Habad, Akë­dys­sé­ril riait, de son rire mystérieux.

Oh ! pos­sé­der, boire, comme un vin sacré, les bar­bares et déli­cieuses mélan­co­lies de cette femme, le son d’or de son rire, – mordre, pres­ser idéa­le­ment, sur cette bouche, les rêves de ce cœur, en des bai­sers par­ta­gés ! – étreindre, sans paroles, les fluides et ondu­leuses plé­ni­tudes de ce corps enchan­té, res­pi­rer sa dure­té suave, s’y perdre – en l’a­bîme de ses yeux, sur­tout !… Pen­sées à bri­ser les sens, d’où se réflé­chis­sait un ver­tige que ses augustes regards de veuve, aux chas­te­tés déses­pé­rées, ne reflé­te­raient pas. Son être, d’où sor­tait cette cer­ti­tude déso­la­trice, ins­pi­rait, au fort des assauts et des chocs d’ar­mées, aux jeunes com­bat­tants de ses légions, des soifs de bles­sures reçues là, sous ses prunelles.

Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière, s’ex­ha­lait une odeur sub­tile, ines­pé­rée ! Enivrante – et telle … que, – dans l’a­ni­ma­tion, sur­tout, des mêlées, – un charme tor­tu­rait autour d’elle ! exci­tant ses défen­seurs éper­dus au désir sans frein de périr à son ombre… sacri­fice qu’elle encou­ra­geait, par­fois, d’un regard sur­hu­main, si déli­rant qu’elle sem­blait s’y donner.

C’é­taient, dans la brume radieuse de ses vic­toires, des sou­ve­nirs d’elle seule connus et qui s’é­vo­quaient en ses sommeils.


Akëdysseril, « La souveraine du Habad entra dans Bénarès »
« La sou­ve­raine du Habad entra dans Bénarès »

Telle appa­rais­sait Akë­dys­sé­ril, à l’en­trée, main­te­nant, de la cita­delle. Un moment elle écou­ta, peut-être, les paroles de bien­ve­nue et d’a­mour dont la saluèrent les sei­gneurs ; puis, sur un signe imper­cep­tible, les chars de ses guer­rières, avec le fra­cas du ton­nerre, fran­chirent les voûtes et s’ir­ra­dièrent sur la place de Kama. Les cla­meurs d’al­lé­gresse de son peuple l’ap­pe­laient : pous­sant donc son élé­phant noir sous le porche de Surate et sur les tapis éten­dus, la sou­ve­raine du Habad entra dans Bénarès.

Sou­dai­ne­ment, ses regards tom­bèrent sur l’a­ve­nue décriée au fond de laquelle s’ac­cu­sait, dans l’é­loi­gne­ment, l’an­tique, l’é­norme façade écra­sée du temple de Sivâ.

Tres­saillant – d’un sou­ve­nir, sans doute, elle arrê­ta sa mon­ture, jeta un ordre à ses élé­phan­ta­dors qui déplièrent les gra­dins de l’hao­dah sur les flancs de l’animal.

Elle des­cen­dit, légè­re­ment. –  Et voi­ci que, pareils à des êtres évo­qués par son désir, trois phaod­js, en tur­bans et en tuniques noirs, – déla­teurs sûrs et rusés – char­gés, certes ! de quelque mis­sion très secrète pen­dant son absence, sur­girent, comme de terre, devant elle.

On s’é­car­ta, d’a­près un vœu de ses yeux.

Alors, les phaod­js incli­nés autour d’elle chu­cho­tèrent, l’un après l’autre, long­temps, long­temps, de très basses paroles que nul ne pou­vait entendre, mais dont l’ef­fet sur la reine parut si ter­rible et gran­dis­sant à mesure qu’elle écou­tait, que son pâlis­sant visage s’é­clai­ra, tout à coup, d’un affreux reflet menaçant.

Elle se détour­na ; puis, d’une voix brusque et qui vibra dans le silence de la place muette :

– Un char ! s’écria-t-elle.

Sa favo­rite la plus proche sau­ta sur le sol et lui pré­sen­ta les deux rênes de soie tres­sée de fils d’airain.

Bon­dis­sant à la place quittée :

– Que nul ne me suive ! ajouta-t-elle.

Et, de ses yeux fixes, elle consi­dé­rait l’a­ve­nue déserte. Indif­fé­rente à la stu­peur de son peuple, au fré­mis­se­ment où elle jetait la ville inter­dite, Akë­dys­sé­ril, pré­ci­pi­tant ses che­veaux [sic] à feu d’é­tin­celles, ren­ver­sant les psylles ter­ri­fiés, écra­sant des ser­pents sous la lueur des roues, s’en­fon­ça, toute seule, flèche lumi­neuse, sous les noirs ombrages de Sivâ, qui pro­lon­geaient l’hor­reur de leur soli­tude jus­qu’au temple fatal.

On la vit bien­tôt décroître, dans l’é­loi­gne­ment, deve­nir une clar­té, – puis, comme une scin­tilla­tion d’étoile…

Enfin, tous, confu­sé­ment, l’a­per­çurent, lorsque, par­ve­nue à l’é­clair­cie sep­ten­trio­nale, elle arrê­ta ses che­vaux devant les marches basal­tiques au delà des­quelles, sur la hau­teur, s’é­ten­daient les par­vis du sanc­tuaire et ses colon­nades profondes.

Rete­nant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gra­vis­sait, main­te­nant, là-bas, les marches redoutées.

Arri­vée au por­tail, elle en heur­ta les bat­tants de bronze du pom­meau de son cime­terre, et de trois coups si ter­ribles, que la réper­cus­sion, comme une plainte sonore, par­vint, affai­blie par la dis­tance, jus­qu’à la place de Kama.

Au troi­sième appel, les mys­té­rieux bat­tants s’ou­vrirent sans aucun bruit.

Akë­dys­sé­ril, comme une vision, s’a­van­ça dans l’in­té­rieur de l’édifice.

Quand sa per­sonne eut dis­pa­ru, les hautes mâchoires métal­liques, dis­ten­dues à ses som­ma­tions, refer­mèrent leur bâille­ment sombre sur elle, pous­sées par les bras invi­sibles des saïns, des­ser­vants de la demeure du dieu.


La fille de Gwa­lior, au dédain de tout regard en arrière, s’a­ven­tu­ra sous les pro­lon­ge­ments des salles funestes que for­maient les inter­valles des piliers, – et le froid des pierres mul­ti­pliait la sono­ri­té de ses pas.

Akëdysseril,
« Elle mar­chait sur ces ombres mou­vantes, les effleu­rant de sa robe d’or »

Les der­niers reflets de la mort du soleil, à tra­vers les sou­pi­raux – creu­sés, du seul côté de l’Oc­ci­dent, au plus épais des hautes murailles – éclai­raient sa marche soli­taire. Ses vibrantes pru­nelles son­daient le cré­pus­cule de l’en­ceinte. – Ses bro­de­quins de guerre, san­glants encore de la der­nière mêlée (mais ceci ne pou­vait déplaire au dieu qu’elle affron­tait), son­naient dans le silence. De rou­geoyantes lueurs, tom­bées obli­que­ment des sou­pi­raux, allon­geaient sur les dalles les ombres des dieux. Elle mar­chait sur ces ombres mou­vantes, les effleu­rant de sa robe d’or.

Au fond, sur des blocs – entas­sés – de por­phyre rouge, sur­gis­sait une for­mi­dable vision de pierre, cou­leur de nuit.

Le colosse, assis, s’é­lar­gis­sait en l’é­car­te­ment de ses jambes, confi­gu­rant un aspect de Sivâ, le pri­mor­dial enne­mi de l’Exis­tence-uni­ver­selle. Ses pro­por­tions étaient telles que le torse seul appa­rais­sait. L’in­con­ce­vable visage se per­dait, comme dans la pen­sée, sous la nuit des voûtes. La divine sta­tue croi­sait ses huit bras sur son sein funèbre, – et ses genoux, s’é­ten­dant à tra­vers l’es­pace, tou­chaient, des ceux côtés, les parois du sanctuaire.

Sur l’ex­haus­se­ment de trois degrés, de vastes pourpres tom­baient, sus­pen­dues entre des piliers. Elles cachaient une cen­trale cavi­té creu­sée dans le mons­trueux socle du Sivâ.

Là, der­rière les plis impé­né­trables, s’al­lon­geait, dis­po­sée en pente vers les por­tiques, la Pierre-des-immolations.

Depuis les âges obs­curs de l’Inde, à l’ap­proche de tous les minuits, les brahmes sivaïtes, au gron­de­ment d’un gong d’ap­pel, débor­daient de leurs sou­ter­raines retraites, entraî­nant au sanc­tuaire un être humain – qui, par­fois, était accou­ru s’of­frir de lui-même, trans­por­té du dédain de vivre. Aux cir­cu­laires clar­tés des braises seules de l’au­tel, car aucune lampe ne brû­lait dans la demeure de Sivâ, les prêtres éten­daient sur la Pierre cette vic­time nue – que des entraves d’ai­rain rete­naient aux quatre membres.

Bien­tôt flam­boyaient les torches des saïns, illu­mi­nant l’en­tou­rage recueilli des brahmes. Sur un signe du Grand-Pon­tife, le Sacri­fi­ca­teur de Sivâ, sépa­rant d’un arrêt cha­cun de ses pas, s’a­van­çait… puis, se pen­chant avec len­teur vers la Pierre, d’un seul coup de sa large lame ouvrait silen­cieu­se­ment la poi­trine de l’holocauste.

Alors, quit­tant l’au­tel, dans l’a­veugle dévo­tion à la divi­ni­té des­truc­trice, le Grand-Pon­tife s’ap­pro­chait, mau­dis­sant les cieux. Et, plon­geant ses mains onglées dans cette entaille, qu’il élar­gis­sait avec force, en fouillait, d’a­bord, l’hor­reur. Puis, il en reti­rait ses bras, les dres­sait aus­si haut que pos­sible, offrant à la Repro­duc­tion divine le cœur au hasard arra­ché, et dont les fibres sai­gnantes glis­saient entre ses doigts espa­cés selon les rites sacerdotaux.

Le grom­mel­le­ment mono­tone des brahmes, qu’en­va­his­sait une extase, râlait autour de lui le vieil hymne de Sivâ (la grande Impré­ca­tion contre la Lumière) d’eux seuls connu. Au ces­ser du chant, le Pon­tife lais­sait retom­ber son obla­tion pan­te­lante sur le feu saint qui consu­mait les suprêmes pal­pi­ta­tions : et la chaude buée mon­tait ain­si, expia­trice de la vie, le long du ventre apai­sé du dieu.

Cette céré­mo­nie, tou­jours occulte, était si brève, que les échos du temple ne reten­tis­saient jamais que d’un seul grand cri.


Ce soir-là, debout sur le triple degré au delà duquel s’é­ta­lait, ain­si long-voi­lée, la Pierre de  sacri­fi­ca­ture, se tenait le seul habi­tant visible des soli­tudes du temple : – et l’as­pect de cet homme était aus­si gla­çant que l’as­pect de son dieu.

La géante nudi­té de ce vieillard aux reins cein­tu­rés d’un haillon noir, – et dont l’os­sa­ture déchar­née, flot­tante en une peau blan­châtre aux bruis­santes rides, sem­blait lui être deve­nue étran­gère, – se déta­chait sur l’en­san­glan­te­ment des lourdes draperies.

L’im­pas­si­bi­li­té de cette face, au puis­sant crâne décil­lé, inerme et chauve, qu’ef­fleu­rait en cet ins­tant, sur le fuyant d’une tempe, le feu d’une tache solaire, impo­sait le ver­tige. Aux creux de ses orbites, sous leurs arcs dénu­dés, veillaient deux lueurs ful­gu­rales qui sem­blaient ne pou­voir dis­tin­guer que l’Invisible.

Entre ces yeux, se pré­ci­pi­tait un ample bec d’aigle sur une bouche pareille à quelque vieille bles­sure deve­nue blanche faute de sang – et qui clô­tu­rait mys­ti­que­ment la car­rure du men­ton. Une volon­té brû­lait seule en cette éma­cia­tion qui ne pou­vait plus être appré­cia­ble­ment chan­gée par la mort, car l’en­semble de ce que l’Homme appelle la Vie, sauf l’a­ni­ma­tion, sem­blait détruit en ce spec­tral ascète.

Ce mort vivant, plu­sieurs fois sécu­laires, était le Grand-Pon­tife de Sivâ, le prêtre aux mains affreuses, – l’A­na­cho­rète au nom de lui-même oublié – et dont nul mor­tel n’eût, sans doute, retrou­vé les syl­labes qu’à tra­vers la nuit, dans les déserts, en écou­tant avec atten­tion le cri du tigre.


Or, c’é­tait vers lui que venait, irri­tée, Akë­dys­sé­ril ; c’é­tait bien cet homme dont l’as­pect la trans­por­tait d’une fureur que tra­his­saient les houles de son sein, le fron­ce­ment de ses narines, la pal­pi­ta­tion de ses lèvres !

Arri­vée, enfin, devant lui, la reine s’ar­rê­ta, le consi­dé­ra pen­dant un ins­tant sans une parole, puis, –  d’une voix qui reten­tit ferme, jeune, vibrante, dans le ter­ri­fiant iso­le­ment du déme­su­ré tombeau :

–  « Brah­mane, je sais que tu t’es affran­chi de nos joies, de nos dési­rs, de nos dou­leurs et que tes regards sont deve­nus lourds comme les siècles. Tu marches envi­ron­né des brumes d’une légende divine. Un pâtre, des mar­chands khor­do­fans, des chas­seurs de lynx et de bœufs sau­vages t’ont vu, de nuit, dans les sen­tiers des mon­tagnes, plon­geant ton front dans les immenses clar­tés de l’o­rage et, tout illu­mi­né d’é­clairs dont la ver­tu brû­lante s’é­mous­sait contre toi, sourd au fra­cas des cieux, tu réfrac­tais, pai­si­ble­ment, au pro­fond de tes pru­nelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris des élé­ments de nos abîmes, tu te pro­je­tais, en esprit, vers le Nul sacré de ton vieil espoir.

« Com­ment donc te mena­cer, figure inac­ces­sible ? Mes bour­reaux épui­se­raient en vain, sur ta dépouille vivante, leur science ancienne, et mes plus belles vierges, leurs enchan­te­ments ! Ton insen­si­bi­li­té neu­tra­lise ma puis­sance. Je veux donc me plaindre à ton dieu. »

Elle posa le pied sur la pre­mière dalle du sanc­tuaire, puis, éle­vant ses regards vers le grand visage d’ombre per­du dans les hautes ténèbres du temple :

–  « Sivâ ! cria-t-elle, Dieu dont l’in­vi­sible vol revêt de ter­reur jus­qu’à la lumière du soleil, – Dieu, qui, devant l’Ir­ré­vé­lé, te dres­sas, improu­vant et condam­nant ce men­songe des uni­vers… que tu sau­ras détruire ! – si j’ai sen­ti, jamais, autour de moi, dans les com­bats, ta pré­sence exter­mi­na­trice, tu écou­te­ras, ô Père de la Sagesse fatale, le fille d’un jour qui ose trou­bler le silence de ta demeure
en te dénon­çant ton prêtre.

« Res­sou­viens-toi, – puisque c’est l’at­tri­but des Dieux de s’in­té­res­ser si étran­ge­ment aux plaintes humaines ! – Peu d’au­rores avaient brillé sur mon règne, Sivâ, lorsque for­cée de fran­chir, avec mes armées, l’Iaxarte et l’Oxus, je dus entrer, vic­to­rieuse, dans les cités en feu de la Sog­diane, –  dont le roi récla­mait sa fille unique, ma pri­son­nière Yel­ka. – Je savais que des peuples du Népâl pro­fi­te­raient, ici, de cette guerre loin­taine, pour pro­cla­mer roi du Habad celui… que je ne pou­vais pas me résoudre à faire périr, Sed­j­nour, enfin, leur prince, le frère, hélas ! de Sin­jab, mon époux inou­blié. –  Si j’é­tais une conqué­rante, Sed­j­nour n’é­tait-il pas issu de la race d’Eb­ba­hâr, le plus ancien des rois ?

« Je vain­quis, en Sog­diane ! Et je dus sou­mettre, à mon retour, les rebelles, – qui m’ont décla­rée, depuis, valeu­reuse et magna­nime, en des ins­crip­tions durables.

« Ce fut alors que, pour pré­ve­nir de nou­velles sédi­tions et d’autres guerres, le Conseil de mes vizirs d’É­tat, dans Béna­rès, sta­tua d’a­néan­tir l’ob­jet même de ces troubles, au nom du salut de tous. Un décret de mort fut donc ren­du contre Sed­j­nour et encore ma cap­tive, sa fian­cée, – et l’Inde m’ad­ju­ra d’en hâter l’exé­cu­tion pour assu­rer, enfin, la sta­bi­li­té de mon trône et de la paix.

« En cette alter­na­tive, mon orgueil fré­mis­sant refu­sa de se dimi­nuer en bra­vant les remords d’un tel crime. Qu’ils fussent mes cap­tifs, je m’ac­cor­dais avec tris­tesse – ô Dieu des médi­ta­tions déses­pé­rées ! – cette inévi­table ini­qui­té !… Mais qu’ils devinssent mes vic­times… lâche­té d’un cœur ingrat, dont le seul sou­ve­nir eût à jamais flé­tri toutes les fier­tés de mon être ! – Et puis, ô Dieu des vic­toires ! je ne suis point cruelle, comme les filles des riches par­sis, dont l’en­nui se plaît à voir mou­rir ; les grandes auda­cieuses, bien éprou­vées aux com­bats, sont faites de clé­mence – et, comme l’une de mes sœurs de gloire, Sivâ, je fus éle­vée par des colombes.

« Cepen­dant, l’exis­tence de ces enfants était un constant péril. Il fal­lait choi­sir entre leur mort et tout le sang géné­reux que leur cause, sans doute, ferait ver­ser encore !

– Avais-je le droit de les lais­ser vivre, moi, reine ?


Ah ! je réso­lus, du moins, de les voir, une fois, de mes yeux, – pour juger s’ils étaient dignes de l’anxiété dont se tour­men­tait mon âme. – Un jour, aux pre­miers rayons de l’aurore, je revê­tis mes vête­ments d’autrefois, alors que, dans nos val­lées, je gar­dais les trou­peaux de mon père Gwa­lior. Et je me hasar­dai, femme incon­nue, dans leurs demeures per­dues par­mi les champs de roses, aux bords oppo­sés du Gange.

« O Sivâ ! je revins éblouie, le soir !… Et, lorsque je me retrou­vai seule, en cette salle du palais de Séür où je devins, où je demeure veuve, une mélan­co­lie de vivre m’accabla : je me sen­tis plus trou­blée que je ne l’aurais cru possible !

« O couple pur d’êtres char­mants qui s’étonnaient sans me haïr ! Leur exis­tence ne pal­pi­tait que d’un espoir : leur union d’amour !… libres ou cap­tifs !… fût-ce même dans l’exil !… Cet ado­les­cent royal, aux regards lim­pides, et dont les traits me rap­pe­laient de Sin­jab ! Cette enfant chaste et si aimante, et si belle !… leurs âmes sépa­rées, mais non dés­unies, s’appelaient et se savaient l’une à l’autre ! N’est-ce donc pas ain­si que notre race conçoit et res­sent, depuis les âges, en notre Inde sublime, le sen­ti­ment de l’amour ? Fidèle, immortellement !

« Eux, un dan­ger, Sivâ ? – Mais Sed­j­nour, éle­vé par des sages, ren­dait grâce aux Des­ti­nées de se voir allé­gé du sou­ci des rois ! Il me plai­gnait, en sou­riant, de m’en être si pas­sion­né­ment fati­giuée ! Prince insou­cieux de gloire, il jugeait fri­voles ces lau­riers idéals dont le seul éclat me fait pâlir !… S’aimer ! Tel était – ain­si que pour son amante Yel­ka – l’unique royaume ! Et, disaient-ils, ils étaient bien assu­rés que j’allais les réunir vite – puisque je fus aimée et que j’étais fidèle. »


Akë­dys­sé­ril, après avoir un ins­tant caché son visage de veuve entre ses mains radieuses, continua :

- « Répondre à ces enfants en leur adres­sant des bour­reaux ? Non ! Jamais. – Cepen­dant, que résoudre, puisque la mort, seule, peut mettre fin, sans retour, aux per­sé­vé­rances opi­niâtres des par­ti­sans d’un prince – et que l’Inde me deman­dait la paix ?… Déjà d’autres rebel­lions mena­çaient : il me fal­lait encore m’ar­mer contre l’In­do-Scy­thie… – Sou­dai­ne­ment, une étrange pen­sée m’illu­mi­na ! C’é­tait la veille du jour où j’al­lais mar­cher contre les abo­ri­gènes des monts ara­cho­siens. Ce fut à toi seul que je son­geai, Sivâ ! Quit­tant, de nuit, mon palais, j’ac­cou­rus ici, seule : – rap­pelle-toi ! divi­ni­té morose ! – Et je vins deman­der secours, devant ton sanc­tuaire, à ton noir pontife.

« Brah­mane, lui dis-je, je sais que – ni mon trône dont la blan­cheur s’é­claire de tant de pier­re­ries, ni les armées, ni l’ad­mi­ra­tion des peuples, ni les tré­sors, ni le pou­voir de ce lotus invio­lé – non, rien ne peut éga­ler en joie les pre­mières délices de l’A­mour ni ses volup­tueuses tor­tures. Si l’on pou­vait mou­rir du ravis­se­ment nup­tial, mon sein ne bat­trait plus depuis l’heure où, pâle et rayon­nante, Sin­jab me cap­ti­va sous ses bai­sers, à jamais, comme sous des chaînes !

« Cepen­dant, si, par quelque enchan­te­ment, il était pos­sible – que ces enfants condam­nés mou­russent d’une joie si vive, si péné­trante, si encore inéprou­vée, que cette mort leur sem­blât plus dési­rable que la vie ? Oui, par l’une de ces magies qui nous dis­sipent comme des ombres, si tu pou­vais aug­men­ter leur amour même, – l’exalter, par quelque ver­tu de Sivâ ! – d’un embra­se­ment de dési­rs… peut-être le feu de leurs pre­miers trans­ports suf­fi­rait-il pour consu­mer les liens de leurs sens en un éva­nouis­se­ment sans réveil ! –  Ah ! si cette mort céleste était réa­li­sable, ne serait-elle pas une conci­lia­trice, puis­qu’ils se le don­ne­raient à eux-mêmes ? Seule, elle me sem­blait digne de leur dou­ceur et de leur beauté.

« Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit, enga­geant ta pro­messe divine, me répon­dit avec tranquillité :

- « Reine, j’ac­com­pli­rai ton désir. »

« Sur cette assu­rance de ton prêtre, accès libre lui fut lais­sé, par mes ordres, des palais de mes cap­tifs. – Conso­lée, d’a­vance, par la beau­té de mon crime, je me dépar­tis en armes, l’aube sui­vante, vers l’A­ra­cho­sie, – d’où je reviens, vic­to­rieuse encore, Sivâ ! grâce à ton ombre et à mes guer­riers, ce soir.

« Or, tout à l’heure, au fran­chir des cita­delles, j’eus sou­ci de la fatale mer­veille, sans doute accom­plie durant mon éloi­gne­ment. Déjà son­geuse d’of­frandes sacrées, je contem­plais les dehors de ce temple, lorsque mes phaod­js, appa­rus, m’ont révé­lé quelle fut, envers moi, la dupli­ci­té de ce très vieux homme-ci. »

La sou­ve­raine veuve regar­da le fakir : à peine si sa voix déce­lait, en de légers trem­ble­ments, la fureur qu’elle dominait.

– « Démens-moi ! conti­nua-t-elle ; dis-nous de quelles délices tu tins à fleu­rir, pour ces ado­les­cents idéals, la pente de la mort pro­mise ? sous les pleurs de quelles extases tu sus voi­ler leurs yeux ravis ? en quels incon­nus fré­mis­se­ments d’a­mour tu fis vibrer leurs sens jus­qu’à cet alan­guis­se­ment mor­tel où je rêvais que s’é­tei­gnissent leurs deux êtres ? Non ! tais-toi.

« Mes phaod­js, aux écoutes dans les murailles, t’ob­ser­vaient – et j’ai lieu d’es­ti­mer leur clair­voyance fidèle… Va, tu peux lever sur moi tes yeux ! À qui me jette le regard qui dompte, je ren­voie celui qui opprime, n’é­tant pas de celles qui subissent des enchantements.

« O prince pur, Sed­j­nour, ombre ingé­nue, – et toi, pâle Yel­ka, si douce, ô vierge ! – Enfants, enfants !… le voi­ci, cet homme de tour­ments qu’il faut, où vous êtes, incri­mi­ner devant les divi­ni­tés sans clé­mence qui n’ont pas aimé.

« Je veux savoir pour­quoi ce fils d’une femme oubliée ma cacha cette haine qu’il por­tait, sans doute, à quelque sou­ve­rain de la race dont ils sor­tirent et quelle ven­geance il pro­je­tait d’exer­cer sur cette inno­cente postérité !…

– Car, de quel autre mobile s’ex­pli­quer ton œuvre, brah­mane ? à moins que tes féroces ins­tincts natals, ayant, à la longue, affo­lé ta sté­rile vieillesse, tu n’aies agi dans l’in­cons­cience… et, devant la per­fec­tion de leur double sup­plice, com­ment le croire ?

« Ain­si, ce ne fut qu’a­vec des paroles, n’est-ce pas ? rien qu’a­vec des paroles, que tu fis subir, à leurs âmes, une mys­té­rieuse ago­nie, jus­qu’à ce qu’en­fin cette mort volon­taire, où tu les per­sua­dais de se réfu­gier contre leurs souf­frances, vint les déli­vrer… de t’a­voir entendu !

« Oui, tout l’en­semble de ce sub­til for­fait, je le devine, prêtre : – et c’est par dédain, sache-le, que je n’en­voie pas, à l’ins­tant même, ta tête son­ner et bon­dir sur ces dalles pro­fa­nées par ton parjure. »

Akë­dys­sé­ril, qui venait de lais­ser ses yeux étin­ce­ler, reprit, avec des accents amers :

– « Aus­si­tôt que l’aus­té­ri­té de ton aspect eut séduit la foi de ces claires âmes, tu com­men­ças cette œuvre mau­dite. Et ce fut la sim­pli­ci­té de leur mutuelle ten­dresse que tu pris, d’a­bord, à tâche de détruire. Au souffle de quelles obs­cures sug­ges­tions des­sé­chas-tu la sève d’a­mour en ces jeunes tiges, qui, pâlis­santes, com­men­cèrent, dès lors, à dépé­rir pour ta joie, – je vais te le dire !

« Vieillard, il te fal­lut que cha­cun d’eux se sen­tît soli­taire ! Eh bien, – selon ce que tu leur lais­sas entendre, – cha­cun d’eux ne devait-il pas sur­vivre à l’ou­blié, et régner, grâce à mes vœux, en des pays loin­tains, – aux côtés d’un être royal et plein d’a­mour aujourd’­hui pré­fé­ré déjà ?… Com­ment te fut-il pos­sible de les per­sua­der ? – Mais tu savais en offrir mille preuves !… Iso­lés, pou­vaient-ils, ces enfants, échan­ger ce seul regard qui eût tra­ver­sé les nébu­leuses fumées de tes ven­geances comme un rayon de soleil ? Non ! Non. Tu triom­phais – et, tout à l’heure, je t’ap­pren­drai, te dis-je, par quel redou­table arti­fice ! Et le feu chaste de leurs veines, atti­sé, sans cesse, par le ravage des jalou­sies, par la mélan­co­lie de l’a­ban­don, tu sus en irri­ter les dési­rs jus­qu’à les rendre fol­le­ment char­nels – à cause de cette croyance où tu plon­geais leurs cœurs, l’im­pos­si­bi­li­té de toute pos­ses­sion l’un de l’autre. Entre leurs demeures, chaque jour, pas­sant le Gange, tu te fai­sais, sur les eaux
saintes, une sorte d’ef­frayant mes­sa­ger de pleurs, d’é­pou­vante, d’illu­sions mor­tels et d’adieux.

« Ah ! les déla­tions de mes phaod­js sont pro­fondes : elles m’ont éclai­ré [sic] sur cer­taine détes­table puis­sance dont tu dis­poses ! Ils ont attes­té, en un ser­ment, les Dêvas des Expia­tions éter­nelles, que nulle arme n’est redou­table auprès de l’u­sage où ton noir génie sait plier la parole des vivants. Sur ta langue, affirment-ils, s’entre-croisent, à ton gré, des éclairs plus fal­la­cieux, plus éblouis­sants et plus meur­triers que de ceux qui jaillissent, dans les batailles, des feintes de nos cime­terres. et, lors­qu’un esprit funeste agite sa torche au fond de tes des­seins, cet art, ce pou­voir, plu­tôt, se résout, d’a­bord, en… »

La reine, ici, fer­mant à demi les pau­pières, sem­bla suivre, d’une lueur, entre ses cils, dans les vagues ténèbres du temple, un fil invi­sible, per­du, flot­tant : et, sym­bo­li­sant ain­si l’a­na­lyse où ses pen­sées s’a­ven­tu­raient, elle lis­sa, de deux de ses doigts fins et pâles, le bout de l’un de ses sour­cils, en éten­dant l’autre main vers le brahme :

… – « en… des sup­po­si­tions loin­taines, moti­vées sub­ti­le­ment, et sui­vies d’af­freux silences… Puis, – des inflexions, très sin­gu­lières, de ta voix, éveillent… on ne sait quelles angoisses – dont tu épies, sans trêve, l’ombre pas­sant sur les fronts. Alors – mys­tère de toute rai­son vain­cue ! –  d’é­tranges conson­nances [sic], oui, presque nulle de signi­fi­ca­tion, – et dont les magiques secrets te sont fami­liers, – te suf­fisent pour effleu­rer nos esprits d’in­sai­sis­sables, de gla­çantes inquié­tudes ! de si troubles soup­çons qu’une anxié­té incon­nue oppresse, bien­tôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil, com­men­çait à te regar­der fixe­ment. Il est trop tard. Le verbe de tes lèvres revêt, alors, les reflets bleus et froids des glaives, de l’é­caille des dra­gons, des pier­re­ries. Il enlace, fas­cine, déchire, éblouit, enve­nime, étouffe… et il a des ailes ! Ses occultes mor­sures font sai­gner l’a­mour à n’en plus gué­rir. Tu sais l’art de sus­ci­ter – pour les tou­jours déce­voir – les espé­rances suprêmes ! À peine sup­poses-tu… que tu convaincs plus que si tu attes­tais. Si tu feins de ras­su­rer, ta mena­çante sol­li­ci­tude fait pâlir. Et, selon tes vou­loirs, la mor­telle malice qui anime ta sif­flante pen­sée, jamais ne louange que pour dis­si­mu­ler les obliques flèches de tes réserves, qui, seules, importent ! – tu le sais, car tu es comme un mort méchant. D’un flair louche et froid, tu sais en pro­por­tion­ner les atteintes à la pré­sence qui t’é­coute. Enfin, toi dis­pa­ru, tu laisses dans l’es­prit que tu te pro­po­sas ain­si de péné­trer d’un venin fluide, le germe d’une cor­ro­sive tris­tesse, que le temps aggrave, que le som­meil même ali­mente – et qui devient bien­tôt si lourde, si âcre et si sombre –  que vivre perd toute saveur, que le front se penche, acca­blé, que l’a­zur semble souillé depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais – et que des êtres simples en peuvent mou­rir. C’est donc sous l’éner­gie de ce lan­gage meur­trier – ton pri­vi­lège, brah­mane ! – que tu te com­plus et t’a­char­nas, jour à jour, à frois­ser – comme entre les osse­ments de tes mains – le double calice de ces jeunes âmes can­dides, ô spectre étouf­fant deux roses dans la nuit !

« Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans larmes, leurs sou­rires bien éteints ; lorsque le poids de leur angoisse dépas­sa ce que leurs cœurs pou­vaient sup­por­ter sans ces­ser de battre, lors­qu’ils eurent, même, ces­sé de me mau­dire ain­si que les dieux sacrés, tu sus aug­men­ter en cha­cun d’eux, tout à coup, cette soif de perdre jus­qu’au sou­ve­nir de leur être, pour échap­per au sup­plice d’exis­ter sans fidé­li­té, sans croyances, et sans espé­rances, en proie au tour­ment constant de leurs trop insa­tiables dési­rs l’un de l’autre. – Et cette nuit, cette nuit, tu les as lais­sés se pré­ci­pi­ter dans le vaste fleuve, – te disant, peut-être, que tu sau­rais bien me don­ner le change de leur mort. »

Il y eut un moment de grand silence dans le temple, à cette parole.

– « Prêtre, reprit encore Akë­dys­sé­ril, je tenais à mon rêve que tu t’en­ga­geas, libre­ment, à réa­li­ser. Tu fus, ici, l’in­ter­prète sacri­lège de ton dieu, dont tu as com­pro­mis l’é­ter­nelle inté­gri­té par ta traî­trise, car tout par­jure dimi­nue, à la mesure de la pro­messe tra­hie, l’être même de qui l’ac­com­plit ou l’ins­pi­ra. Je veux donc savoir pour­quoi tu m’as bra­vée : pour quel motif ce long atten­tat n’a point fati­gué ta per­sé­vé­rance !… Tu vas me répondre. »


Elle se détour­na, comme une longue lueur d’or, vers les pro­fon­deurs ense­ve­lies dans l’obs­cu­ri­té. Et sa voix, deve­nant immé­dia­te­ment stri­dente, réveilla, comme de force, en des sur­sauts bon­dis­sants, les échos des immenses salles autour d’elle : – « Et main­te­nant, fakirs voi­lés, spectres errants entre les piliers de cette demeure et qui, cachant vos cruelles mains, appa­rais­sez, par inter­valles, – révé­lés, seule­ment, par l’ombre rapide que vous pro­je­tez sur les murailles, – écou­tez la mena­çante voix d’une femme qui, – ser­vante, hier encore, de ceux-là – qui entendent les sym­boles et tiennent la parole des dieux, – ce soir vous parle en domi­na­trice, car ses paroles ne sont point vaines : j’en au pesé, froi­de­ment, l’im­pru­dence – et ce n’est pas à moi de trembler.

« Si, dans l’ins­tant, ce taci­turne ascète, votre sou­ve­rain, se dérobe à ma demande en d’im­pré­cises réponses, – avant une heure, moi, je le jure ! Akë­dys­sé­ril ! – entraî­nant mes vierges mili­taires, nous pas­se­rons, debout, au front de nos chars ver­meils avec des rires, dans la fumée, dis­per­sant l’in­cen­die de nos torches en feu aux pro­fonds des noirs feuillages de votre antique ave­nue ! Ma puis­sante armée, encore ivre de triomphe, et qui est aux portes de Béna­rès, entre­ra dans la ville sur mon appel. Elle enser­re­ra cet édi­fice désor­mais déser­té de son dieu ! Et cette nuit, toute la nuit, sous les chocs mul­ti­pliés de mes béliers de bronze, j’en effon­dre­rai les pierres, les portes, les colon­nades ! Je jure qu’il s’é­crou­le­ra dans l’au­rore et que j’é­cra­se­rai le mons­trueux simu­lacre vide où veilla, durant des siècles, l’es­prit même de Sivâ ! Mes milices, dont le nombre est ter­rible, avec leurs lourdes mas­sues d’ai­rain, les auront broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que le soleil de demain – si demain nous éclaire – ait atteint le haut du ciel ! Et le soir, lorsque le vent, venu des monts loin­tains – devant qui les autres de la terre s’hu­mi­lient – aura dis­per­sé tout ce vaste nuage de vaines pous­sières à tra­vers les plaines, les val­lées et les bois du Habad, je revien­drai, moi ! ven­ge­resse ! avec mes guer­rières, sur nos noirs élé­phants, fou­ler le sol où s’é­le­va le vieux temple !… Cou­ron­nées de frais lotus et de roses, elles et moi, sur ces ruines, nous entre-cho­que­rons nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec des chants de vic­toire et d’a­mour, les noms de deux ombres ven­gées ! Et ceci, pen­dant  que mes exé­cu­teurs enver­ront, l’une après l’autre, du haut des amon­cel­le­ments qui pour­ront sub­sis­ter encore des par­vis dévas­tés, vos têtes et vos âmes rou­ler en ce Néant-ori­gi­nel que votre espoir ima­gine !… J’ai dit. »

La reine Akë­dys­sé­ril, le sein pal­pi­tant, la bouche fré­mis­sante, abais­sant les pau­pières sur ses grands yeux bleus tout en flammes, se tut.


Alors le Ser­vi­teur de Sivâ, tour­nant vers elle sa blême face de gra­nit, lui répon­dit d’une voix sans timbre :

– « Jeune reine, devant l’u­sage que nous fai­sons de la vie, penses-tu nous faire de la mort une menace ? – Tu nous envoyas des tré­sors – semés dédai­gneu­se­ment par nos saïns, sur les degrés de ce temps – où nul men­diant de l’Inde n’ose venir les ramas­ser ! Tu parles de détruire cette demeure sainte ? Beau loi­sir, – et digne de tes des­ti­nées, – que d’ex­hor­ter des sol­dats sans pen­sée à pul­vé­ri­ser de vaines pierres ! L’Es­prit qui anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles repré­sentent : lui révo­qué, le temple, en réa­li­té, n’est plus. Tu oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui te revêt, toi-même, de l’au­to­ri­té dont tes armes ne sont que le pro­lon­ge­ment sen­sible… Et que ce serait à lui seul, tou­jours, que tu devrais de pou­voir abo­lir les voiles sous l’ac­ci­dent des­quels il s’in­cor­pore ici. Quand donc le sacri­lège attei­gnit-il d’autre dieu… que l’être même de celui qui fut assez infor­tu­né pour en consom­mer la démence !

« Tu vins à moi, pen­sant que la Sagesse des Dêvas visite plus spé­cia­le­ment ceux qui, comme nous, par des jeûnes, des sacri­fices san­glants et des prières, pré­servent la clair­voyance de leur propre rai­son de dépendre des fumées d’un breu­vage, d’un ali­ment, d’une ter­reur ou d’un désir. J’ac­cueillis tes vœux parce qu’ils étaient beaux et sombres, même en leur fémi­nine fri­vo­li­té, – m’en­ga­geant à les réa­li­ser, par défé­rence – pour le sang qui te couvre. – Et voi­ci que, dès les pre­miers pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des intel­li­gences de déla­teurs – que je n’ai même pas dai­gné voir – pour juger, pour accu­ser et pour mau­dire mon œuvre, de pré­fé­rence à t’a­dres­ser sim­ple­ment à moi, tout d’a­bord, pour en connaître.

« Tu le vois, ta langue a for­mé, bien en vain, les sons dont vibrent encore les échos de cet édi­fice, – et s’il me plut d’en­tendre jus­qu’à la fin tes har­mo­nieux et déjà si oubliés outrages, c’est que, – fût-elle sans base et sans cause, – la colère des jeunes tueues, dont les yeux sont pleins de gloire, de feux et de rêves, est tou­jours agréable à Sivâ.

« Ain­si, reine Akë­dys­sé­ril, tu désires – et ne sais ce qui réa­lise ! Tu regardes un but et ne t’in­quiètes point de l’u­nique moyen de l’at­teindre. – Tu deman­das s’il était au pou­voir de la Science-sainte d’in­duire deux êtres en ce pas­sion­nel état des sens où telle subite vio­lence de l’A­mour détrui­rait en eux, dans la lueur d’un même ins­tant, les forces de la vie ?… Vrai­ment, quels autres enchan­te­ments qu’une réflexion toute natu­relle devais-je mettre en œuvre pour satis­faire à l’i­ma­gi­naire de ce des­sein ? – Écoute : et daigne te souvenir.

« Lorsque tu accor­das la fleur de toi-même au jeune époux, lorsque Sin­jab te cueillit en des étreintes radieuses, jamais nulle vierge, t’é­criais-tu, n’a fré­mi de plus ardentes délices, et ta stu­peur, selon ce que tu m’at­tes­tas, était d’a­voir sur­vé­cu à ce grave ravissement.

« C’est que, – rap­pelle-toi, – déjà favo­ri­sée d’un sceptre, l’es­prit trou­blé d’am­bi­tieuses son­ge­ries, l’âme dis­sé­mi­née en mille sou­cis d’a­ve­nir, il n’é­tait plus en ton pou­voir de te don­ner tout entière. Cha­cune de ces choses rete­nait, au fond de ta mémoire, un peu de ton être et, ne t’ap­par­te­nant plus en tota­li­té, tu te res­sai­sis­sais obs­cu­ré­ment et mal­gré toi – jus­qu’en ce conju­gal charme de l’embrassement – aux atti­rances de ces choses étran­gères à l’Amour.

« Pour­quoi, dès lors, t’é­ton­ner, Akë­dys­sé­ril, de sur­vivre au péril que tu n’as pas couru ?

« Déjà tu connais­sais, aus­si, des bords de cette coupe où fer­mente l’i­vresse des cieux, d’a­vant-cou­reurs par­fums de bai­sers dont l’i­déal avait effleu­ré tes lèvres, émous­sant la divine sen­sa­tion future. Consi­dère ton veu­vage, ô belle veuve d’a­mour, qui sais si dis­trai­te­ment sur­vivre à ta dou­leur ! Com­ment la pos­ses­sion t’au­rait-elle tuée, d’un être – dont la perte même te voit vivre ?

« C’est que, jeune femme, ta nuit nup­tiale ne fut qu’é­toi­lée. Son étin­ce­lante pâleur fut toute pareille à celle de mille bleus cré­pus­cules, réunis au fir­ma­ment, et se voi­lant à peine les uns les autres. L’é­clair de Kama­dê­va, le Sei­gneur de l’a­mour, ne les tra­ver­sa que d’une pâleur un peu plus lumi­neuse, mais fugi­tive ! Et ce n’est pas en ces douces nuits que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa puis­sante foudre.

« Non !… Ce n’est que dans les nuits déses­pé­rées, noires et déso­la­trices, aux airs ins­pi­ra­teurs de mou­rir, où nul regret des choses per­dues, nul désir des choses rêvées ne pal­pitent plus dans l’être, hor­mis l’a­mour seul, – c’est seule­ment en ces sortes de nuits qu’un aus­si rouge éclair peut luire, sillon­ner l’é­ten­due et anéan­tir ceux qu’il frappe ! C’est en ce vide seul que l’A­mour, enfin, peut libre­ment péné­trer les cœurs et les sens, et les pen­sées, au point de les dis­soudre en lui d’une seule et mor­telle com­mo­tion ! Car une loi des dieux a vou­lu que l’in­ten­si­té d’une joie se mesu­rât à la gran­deur du déses­poir subi pour elle : alors seule­ment cette joie, se sai­sis­sant à la fois de toute l’âme, l’in­cen­die, la consume et peut la délivrer.

« C’est pour­quoi j’ai accu­mu­lé beau­coup de nuit dans l’être de ces deux enfants : je la fis même plus pro­fonde et plus dévas­tée que n’ont pu le dire les phaod­js !… Main­te­nant, reine, quant aux enchan­te­ments dont dis­posent les antiques brah­manes, sup­poses-tu que tes si clair-voyants espions connaissent, par exemple, l’in­té­rieur de ces grands rochers du som­met des­quels tes jeunes condam­nés vou­lurent, hier au soir, se pré­ci­pi­ter dans le Gange ? »

Ici, Akë­dys­sé­ril, arra­chant du four­reau son cime­terre qui conti­nua la lueur de ses yeux, s’é­cria, ne domi­nant plus son courroux :

– « Insen­sé bar­bare ! Pen­dant que tu pro­nonces toutes ces vaines sen­tences qui ont tué mes chères vic­times, ah ! le fleuve roule, sous les astres, à tra­vers les roseaux, leurs corps inno­cents !… Eh bien, le Nir­vâ­nah t’ap­pelle. Sois donc anéanti ! »

Son arme décri­vit un flam­boie­ment dans l’obs­cu­ri­té. Un ins­tant de plus, et l’as­cète, sépa­ré par les reins sous l’at­teinte robuste du jeune bras, –  n’é­tait plus.

Sou­dain, elle reje­ta son arme loin d’elle, et le bruit reten­tis­sant de cette chute fit tres­saillir encore les ombres du temple.

Akëdysseril, « C'est que, sans même relever les paupières sur l'accusatrice le pontife sombre avait murmuré, sans dédain, sans terreur et sans orgueil, ce seul mot : 'Regarde' »
« C’est que, sans même rele­ver les pau­pières sur l’ac­cu­sa­trice le pon­tife sombre avait mur­mu­ré, sans dédain, sans ter­reur et sans orgueil, ce seul mot : “Regarde” »

C’est que – sans même rele­ver les pau­pières sur l’ac­cu­sa­trice – le pon­tife sombre avait mur­mu­ré, sans dédain, sans ter­reur et sans orgueil, ce seul mot :

– « Regarde. »


À cette parole s’é­tait écar­tés les pans du grand voile de l’au­tel de Sivâ, lais­sant aper­ce­voir l’in­té­rieur de la caverne que sur­plom­bait le dieu.

Deux ascètes, les pau­pières abais­sées selon les rites sacer­do­taux, sou­te­naient, aux extré­mi­tés laté­rales du sanc­tuaire, les vastes plis sanglants.

Au fond de ce lieu d’hor­reur, les tré­pieds étaient allu­més comme à l’heure d’un sacri­fice. L’Es­prit de Sivâ s’op­po­sant, dans les sym­boles, à la libre élé­va­tion de leurs flammes, ces grandes flammes, ren­ver­sées par les cour­bures de hautes plaques d’or, réver­bé­raient d’in­quié­tantes clar­tés sur la Pierre des vic­times. Au che­vet de cette Pierre se tenaient, immo­biles et les yeux bais­sés, deux saïns, la torche haute.

Et là, sur ce lit de marbre, appa­rais­saient, éten­dus, pâles d’une pâleur e ciel, deux jeunes êtres char­mants. Les plis de neige de leurs trans­pa­rentes tuniques nup­tiales déce­laient les lignes sacrées de leurs corps ; la lumière de leur sou­rire annon­çait en eux le lever d’une aube éclose dans les invi­sibles et ver­meils espaces de l’âme ; et cette aurore secrète trans­fi­gu­rait, en uns extase éter­nelle, leur immobilité.

Certes, quelque trans­port d’une féli­ci­té sur­na­tu­relle, pas­sant les forces de sen­sa­tion que les dieux ont mesu­rées aux humains – avait dû les déli­vrer de vivre, car l’é­clair e la Mort en avait figé l’ex­pres­sif reflet sur leurs visages ! Oui, tous deux por­taient l’empreinte de l’i­déale joie dont la sou­dai­ne­té les avait foudroyés.

Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivâ les avaient posés, ils gar­daient l’at­ti­tude, encore, où la Mort – que, sûre­ment, ils n’a­vaient point remar­quée – était venue les sur­prendre effleu­rant leurs êtres de son ombre. Ils s’é­taient éva­nouis, per­dus en elle, inso­li­te­ment, lais­sant la dua­li­té de leurs essences en fusion s’a­bî­mer en cet unique ins­tant d’un amour – que nul autre couple vivant n’au­ra connu jamais.

Et ces deux mys­tiques sta­tues incar­naient ain­si le rêve d’une volup­té seule­ment acces­sible à des cœurs immortels.

La juvé­nile beau­té de Sed­j­nour, en sa blan­cheur rayon­nante, sem­blait défier les ténèbres. Il tenait, ployé entre ses bras, l’être de son être, l’âme de son désir ; – et celle-ci, dont la blanche tête était ren­ver­sée sur le mou­ve­ment d’un bras jeté à l’en­tour du cou de son bien-aimé, parais­sait endor­mie en un éper­du ravis­se­ment. L’au­guste main de Yel­ka retom­bait sur le front de Sed­j­nour : ses beaux che­veux, bru­nis­sants, dérou­laient sur elle et sur lui leurs noires ondes, et ses lèvres, entr’ou­vertes vers les siennes, lui offraient, en un pre­mier bai­ser, la can­deur de son der­nier sou­pir. – Elle avait vou­lu, sans doute, atti­rer, dans un doux effort, la bouche de son amant vers la fleur de ses lèvres, lui fai­sant ain­si subir, en même temps, le sub­til et cher par­fum de son sein vir­gi­nal qu’elle pres­sait encore contre cette poi­trine ado­rée !… Et c’é­tait au moment même où toutes les défaillances, où tous les adieux, toutes les tor­tures d’âme s’ef­fa­çaient à peine sous le mutuel trans­port de leur sou­daine union !…

Oui, la résur­rec­tion, trop subi­te­ment déli­cieuse, de tant d’i­nes­pé­rées et pures ivresses, le contre-coup de cette effu­sion enchan­tée, l’in­time choc de ce ful­gu­rant bai­ser, que tous deux croyaient à jamais irréa­li­sable, les avaient empor­tés, d’un seul coup d’aile, hors de cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et, certes, le sup­plice eût été, pour eux, de sur­vivre à cet ins­tant non pareil !


Akë­dys­sé­ril consi­dé­rait, en silence, l’œuvre mer­veilleuse du Grand-prêtre de Sivâ.

– « Penses-tu que si les Dêvas te confé­raient le pou­voir de les éveiller, ces déli­vrés dai­gne­raient accep­ter encore la Vie ? dit l’im­pé­né­trable fakir d’un accent dont l’i­ro­nie aus­tère triom­phait : – vois, reine, te voi­ci leur envieuse ! »

Elle ne répon­dit pas : une émo­tion sublime voi­lait ses yeux. Elle admi­rait, se joi­gnant les mains sur une épaule, l’ac­com­plis­se­ment de son rêve inouï.

Sou­dai­ne­ment, un immense mur­mure, la rugis­sante houle d’une mul­ti­tude, et de longs bruis­se­ments d’armes, trou­blant sa contem­pla­tion, se firent entendre de l’ex­té­rieur du temple – dont les por­tails rou­lèrent, lour­de­ment, sur les dalles intérieures.

Marius A.J.Bauer,
« Les trois vizirs, incli­nés, la regar­daient, leurs armes en mains, l’air meurtrier. »

Sur le seuil, n’o­sant entrer en aper­ce­vant la reine de Béna­rès éclai­rée encore, au fond du temple, par les flammes du sanc­tuaire et qui s’é­tait détour­née, – les trois vizirs, incli­nés, la regar­daient, leurs armes en main, l’air meurtrier.

Der­rière eux, les guer­rières mon­traient leurs jeunes têtes d’Ap­sa­râs mena­çantes, aux yeux allu­més par une inquié­tude de ce qu’é­tait deve­nue leur maî­tresse : elles se conte­naient à peine d’en­va­hir la demeure du dieu.

Autour d’elles, au loin, l’ar­mée, dans la nuit.

Alors, tout ce rap­pel de la vie, et la mélan­co­lie de sa puis­sance, et le devoir d’ou­blier la beau­té des rêves ! et jus­qu’aux adieux de l’a­mour per­du, – tout l’es­cla­vage, enfin, de la Gloire, gon­fla, d’un pro­fond sou­pir, le sein d’Akë­dys­sé­ril : et les deux pre­mières larmes, les der­nières aus­si ! de sa vie, brillèrent, en gouttes de rosée, sur les lis de ses joues divines.

Mais – bien­tôt – ce fut comme si un dieu eût pas­sé ! – Redres­sant sa haute taille sur la marche suprême de l’autel :

–  « Vice-rois, vizirs et sowa­ris du Habad, cria-t-elle de cette voix connue dans les mêlées et que réper­cu­tèrent toutes les colon­nades du sombre édi­fice – vous avez déci­dé la mort d’un prince, héri­tier du trône de Séür, depuis la mort de Sin­jab, mon époux royal : vous avez condam­né à périr Sed­j­nour et, aus­si, sa fian­cée Yel­ka, prin­cesse de cette riche région, sou­mise, enfin, par nos armes ! – Les voici !

« Réci­tez la prière pour les ombres géné­reuses, qui, dans l’a­bîme de l’Es­prit, s’ef­forcent vers le Çwar­gâ divin ! – Chan­tez, pour elles, guer­rières, et vous, ô chers guer­riers ! l’hymne du Yad­j­nour-Vêda, la parole du Bon­heur ! Que l’Inde, sous mon règne, hélas, enfin à ce prix paci­fiée, refleu­risse, à l’i­mage de son lotus, l’é­ter­nelle Fleur !… Mais qu’aus­si les cœurs se serrent de ceux dont l’âme est grave : car une gran­deur de l’A­sie s’est éva­nouie sur cette pierre !… La sublime race d’Eb­ba­hâr est éteinte. »

Akëdysséril, illustration dernière page

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Sûrya ou Soû­rya est le nom indien du Soleil.
2 Sécrole était le quar­tier euro­péen de Béna­rès. Cf. L’En­cy­clo­pé­die des gens du monde, Volume 3 (paru de 1833 à 1844) : « Les Euro­péens demeurent à Sécrole et dans d’autres lieux d’a­len­tour », ou encore Jules Verne, La mai­son à vapeur (paru en 1880) : « Sécrole est une de ces cités toutes faites, que les fabri­cants du Royaume-Uni pour­raient expé­dier dans des caisses, et que l’on remon­te­rait sur place. Donc, rien de curieux à voir. ». Est-ce qu’on serait en pré­sence d’un léger ana­chro­nisme de la part de Villiers ?
3 Wish­nou ou, plus com­mu­né­ment, Vish­nou, est un des dieux de la Tri­ni­té hin­doue, char­gé de conser­ver l’univers.
4 Dans la reli­gion hin­doue, terme géné­rique pour dési­gner les dieux. Mot aux ori­gines indo-euro­péennes et appa­ren­té au Latin « deux »
5 Les morts qui sont brû­lés sur ces degrés-là, aux bords du Gange à Béna­rès, sont libé­rés du cycle des réincarnations.
6 Le terme, à l’o­ri­gine, dési­gnait un peuple de Perse, dont des réfu­giés vinrent s’ins­tal­ler en Inde après la conquête de la Perse par les Arabes. Depuis, il désigne les adeptes du Par­sisme, reli­gion issue de celle de Zoroaster.
7 Autre gra­phie de lin­gam, le pénis.
8 Sivà, mieux connu sous la gra­phie Shi­va, est un des dieux de la tri­ni­té hin­doue, celui char­gé de la création.
9 Un nom que je n’ai trou­vé nulle part ailleurs que dans le texte présent.
10 Vish­va­mi­tra (ou Wish­va Mitra) est un per­son­nage légen­daire, vieux roi et sage, auteur d’une par­tie de la Rig­ve­da, col­lec­tion d’hymnes védiques en sanscrit.
11 La ville moderne, célèbre pour abri­ter le Taj Mahal, a été fon­dé en 1504 par Sikan­dar Lodi, sul­tan de Dehli.
12 Dans l’hin­douisme védique, le pre­mier mor­tel, Sei­gneur de la Mort, sou­vent accom­pa­gné par un buffle et des chiens à l’as­pect terrorisant.
13 Région d’A­sie cen­trale, habi­tée par une peu­plade aux ori­gines scythes, dont la reli­gion majo­ri­taire était le zoroas­trisme. La région est tra­ver­sée par la Route de la Soie.
14 Un hao­dah ou plu­tôt un how­dah est une sorte de palan­quin, très géné­ra­le­ment por­té par un élé­phant et pla­cé sur le dos de l’a­ni­mal. Source : Wiki­pe­dia.
15 Selon la Wiki­pé­dia, « Kâma est la divi­ni­té hin­doue du désir, et plus par­ti­cu­liè­re­ment du désir amoureux »
16 Un ins­tru­ment de musique. Celui-ci appa­raît aus­si dans les Contes Cruels, dans la nou­velle L’An­non­cia­teur : « Mais, voi­ci : les Musi­ciennes des Chants-défen­dus, obju­ra­trices d’amour, invio­lées comme le lis de leurs seins, s’avancent, pâles sous leurs pier­re­ries, au son des kin­nors, des tym­brils et des cym­bales. »
17 Cava­lier, du per­san suwār, cava­lier.
18 Réfé­rence aux Temples d’A­bou Sim­bel, construits par le pha­raon Ram­sès II ( (-1304 / ‑1213,) des­ti­nés à son culte, à celui de dieux égyp­tiens et à celui de son épouse Néfertari.
19 De Tou­ran, déno­mi­na­tion qui désigne l’en­semble des peuples tur­ciques qui ont en com­mun leurs langues qui appar­tiennent à la famille des langues altaïques.
20 Autre nom du pal­mier à bétel
21 Du nom de la dynas­tie royale de Vado­da­ra (Baro­da) en Inde occidental.
22 Char­meur de ser­pents, à l’o­ri­gine un peuple occu­pant les rivages de la Grande Syrte (la Lybie actuelle). D’a­près une légende rap­por­tée par Dion Cas­sius, les Psylles étaient immu­ni­sés contre le venin des serpents.
23 Dans la mytho­lo­gie per­sane, un être sur­na­tu­rel qui oscille entre le bien et le mal. Ange déchu à l’o­ri­gine, ils deviennent une sorte de fée, doté d’une immense beauté.