
Les fesses dans l’air, tendues vers la masse informe et trop grosse d’un ventre livide, elle attendait le premier coup, contente de ne pas devoir regarder ce corps, boursouflé par une putréfaction précoce. Elle n’eut même pas le temps de fermer les yeux quand elle se sentit violemment déchirée. La brutalité et la force de la pénétration la surprirent, moins par la douleur qu’elle sentit progresser le long de son échine que par le contraste avec la mollesse de la chair flasque du vieillard. Sa tête faillit cogner contre l’armoire. Elle évita cet accident embarrassant grâce aux muscles bien entraînés de ses bras, et, poussée par les coups qui tombaient dru, elle se laissait peu à peu enfoncer dans le silence, son enfer à elle, avec ses paysages par trop familiers et avec ses murs rugueux où les cris s’accrochaient aux parois et s’usaient avant de quitter les lèvres.
Aujourd’hui, pourtant, ses habitudes furent bouleversées par la violence même qui la subjuguait. Elle eut le souffle coupé par cette ruée vers la profondeur de ses chairs intimes, poussée par un désir qui ne s’embarrassait d’aucun semblant de préliminaires ou de respect, mais qui fonçait vers le seul but reconnu légitime – la domination. Incapable de se réfugier dans le clair-obscur derrière ses paupières, elle se trouva confrontée aux soubresauts d’un objet blanc qui passait et repassait devant ses yeux, seul vestige palpable d’un monde en train de se dissoudre. Elle mit quelques instants à comprendre l’origine de cette frénésie : son corps ébranlé jusque dans ses fondements par les attaques répétées de cet autre objet, dont elle refusait d’imaginer la pâleur maladive, mais dont le va-et-vient l’emportait dans une tarentelle infernale.
L’accélération du rythme et les sons de leur union la firent sortir de son abrutissement, et le monde s’épaississait, redevenait palpable. Elle comprit la sensation qui l’étreignait, de ses genoux écorchés jusqu’à ses yeux près d’éclater – la douleur. Une main se posa dans ses cheveux, des doigts se crispèrent et elle se sentit implacablement tirée en arrière. L’objet blanc disparut et il n’y avait plus que le ruban autour de son cou pour lui rappeler la carte-clef, frétillant au bout de sa ligne, quelque part, dans un monde qu’elle sentait encore, mais dont elle ignorait s’il était encore le sien.
La clarté du midi déferla sur elle, et à l’invasion de son corps par derrière s’ajouta celle, à travers ses yeux grand ouverts, des lames lumineuses. Éblouie, incapable toujours de baisser les paupières, elle arracha sa tête aux doigts qui la tenaient, se prosternant devant la fenêtre panoramique chauffée à blanc par une avalanche de lumière. Ses bras se fermèrent autour de sa tête et elle s’affaissa, ses seins écrasés sous le double poids de leurs corps enchevêtrés. Elle sombra parmi les sanglots que rien n’endiguait plus.
Le mâle se retira, et elle resta par terre, livrée au froid du vide après les convulsions de la chair en rut, abandonnée, un chiffon dans lequel un homme venait de se torcher, brisée par la cavalcade à travers ses illusions brisées. Pleurant en silence, elle rentra finalement dans le noir, univers de douleur sans limites, la conscience éteinte par une sorte d’asphyxie morale.
Le bruit de la porte que fit claquer derrière lui l’hôte intérimaire de la suite la tira de sa torpeur. L’idée ne l’effleura même pas de changer de position, voire de se lever. Il était tellement plus facile d’attendre, ramassée en boule, ne plus jamais se relever, rester à l’endroit même où une passion provisoirement assouvie l’avait laissée après usage. Pourtant, elle finit par grimper le long du tunnel, poussée par le froid de la moquette abreuvée de ses larmes, et par l’empreinte douloureuse d’un objet anguleux qui pinçait son mamelon gauche. Cédant à l’habitude, elle se redressa sur ses genoux, malgré les courbatures. Ses regards tombèrent sur un billet de cinquante dollars, jeté sur le lit, minuscule touche verte de rien du tout dans un océan de blancheur froissée, mais qui marqua la gueule de l’abîme où elle s’était laissée descendre. Tremblante, elle s’accrocha à la poignée de l’armoire. Elle dut attendre quelques instants avant de pouvoir ramasser la blouse qu’elle avait laissé tomber par terre devant la porte de la salle de bain. C’est là que, quelques minutes plus tôt, en rentrant dans la suite 2806, elle fut tombée nez à nez avec ce vieillard lourdaud, humide encore après la douche, la panse gonflée, une serviette négligemment nouée autour des hanches. Elle supposa que quelqu’un avait dû lui filer le tuyau, parce qu’il ne se gêna pas. Sans même lui demander son prix, il la prit autour de la taille et écarta la blouse qu’elle était obligée de porter. Vêtement de travail bien commode qui permettait de cacher cet autre uniforme, beaucoup plus rapporteur : sa nudité. Dans ces rapports qui se comptaient par minutes, pas moyen de se déshabiller – voire de se faire arracher ses fringues – pour se rhabiller cinq minutes plus tard.
Nue, les doigts crispés dans l’étoffe, elle fixa la carte magnétique qui pendouillait entre ses seins. Enfilant sa blouse, moins pour se couvrir que pour avoir les mains libres, elle la serra contre sa poitrine découverte et savoura sa froide empreinte. C’est seulement en la tenant si près de son cœur qu’elle comprit que son sésame n’avait pas tenu ses promesses. Certes, les portes s’ouvraient pour elle, et sur quelques dollars supplémentaires, mais qu’est-ce qu’elle était loin des chimères des premiers mois. À chaque fois qu’elle pénétrait dans l’obscurité, elle en sortait plus abîmée, amputée de ses rêves de jeune fille, un peu plus enchaînée à la place que le monde d’au-delà de ces portes daignait lui octroyer.
La carte glissa de ses doigts sans force. Elle boutonna sa blouse, ramassa le billet et quitta cette chambre où la violence l’avait tirée, enfin, vers la lumière. Elle résista à l’habitude de baisser son regard et entra dans le corridor où elle se dirigea vers un téléphone.
Texte initialement paru le 23 novembre 2011 dans le recueil 10… Petites suites 2806, premier titre de la collection Les Dix de l’ancienne maison d’édition numérique Edicool, disparue en 2014.