
Un lendemain de fête.
Encore heureux qu’il ait choisi un vendredi pour lui dire. Installé sur une chaise peu confortable, dossier en bois nu et siège en osier, il contemple, depuis des heures, le vaste espace où il a pénétré ce matin. Il lâche son regard qui erre entre les rangées de colonnes, essaye de percer les ténèbres des bas-côtés, cherche ensuite à se gonfler de couleurs dans les rayons qui descendent bariolés des vitraux illuminés, et finalement se retire après s’être maintes fois heurté aux graines de poussières, dont l’obscure existence est, pour quelques instants, dévoilée par le passage à travers les fûts de lumière que le soleil fait pousser à l’envers dans la grisaille des voûtes. Il regarde le sol où vient se briser, dans des éclats instantanés, l’existence de ces voyageurs au long cours, après avoir parcouru tant de distances, dans un effort qui n’aura servi qu’à les prosterner aux pieds du solitaire. Devant lui, ondulant dans les méandres des géométries indéchiffrables, s’étend, quotidiennement foulé par les pieds des touristes et des fidèles, le dallage aux lignes si claires et pourtant, pour son imagination usée, inextricables. Il se contente alors de regarder de très près, de se laisser pénétrer par la matière même, absorbant les plus petits détails : les minuscules trous qui brisent l’unité de la surface et font trébucher les yeux trop pressés ; les taches qui flétrissent les dalles blanches de leur cancer d’immondices ; les semelles qui font grincer les grains de sable apportés du dehors ; le passage des manteaux et des robes que la résistance des molécules atmosphériques fait bouffer ; les voix dont les sons tombent par terre où ils s’égrènent comme les perles d’un rosaire brisé.
Il imagine la chute de ces petites boules dures, polies par le passage incessant entre les doigts, saturées par des prières répétées in sæcula sæculorum. Un premier « clac » suivi d’un rebond, toute une série ensuite de bruits secs interrompus par des intervalles toujours plus courts, jusqu’à ressembler au staccato des armes automatiques. Ensuite, elles se faufilent à travers toutes ces semelles, en cuir ou en caoutchouc, qui, avant d’arriver ici, ont foulé le pavé de la ville, le macadam du boulevard, le sable des chemins de traverse, et dont certaines ont marché dans la boue et la crasse qu’elles traînent avec elles. Elles disparaissent entre les rangées de sièges où elles attendent, sous les chaises, le regard du fidèle distrait qui, curieux, les ramasse. Bout d’une vie brisée, qui repose froid et dur dans sa berceuse de chair, réchauffée par le sang qui circule et dont chaque frémissement l’enfonce davantage dans son sommeil inquiet.
Lui, il ne trouve rien à ramasser. Le sol à ses pieds est vide et fait pousser ses bandes noires et blanches dans toutes les directions. Le regard, à force de vouloir trop se rapprocher des objets, s’emmêle entre les dessins, s’accroche aux lignes dures qui couvrent le sol de leurs enchevêtrements hallucinants. Pendant un instant, la vision s’embrouille, prise dans des arabesques vues de trop près, avant de retrouver la ligne noire qui seule peut guider le fidèle. En la suivant, il remonte le temps, vers les heures du petit matin qu’il a passées à côté d’elle, sans sommeil, à se retourner sans cesse dans ce lit trop spacieux, pris entre le désir de s’endormir encore une fois et la peur de la réveiller trop tôt et de se faire engueuler.
***
Une fois dehors, le soleil à peine levé en ce début d’hiver, il prend, sans réfléchir, la direction du centre-ville. Une promenade de plusieurs kilomètres, le blouson ouvert malgré le froid de la saison, trop profondément égaré dans le dédale de ses sentiments pour sentir sa morsure gelée. Les mains enfoncées dans les poches, il passe le long des terrains vagues, des maisons, des hypermarchés dont les parkings accueillent quelques rares autos. Celles-ci font tache sur la monotonie de l’asphalte et des murs, et il voit quelques ombres minuscules parcourir le trajet entre les giclées bariolées et la gueule du magasin, grand ouverte de bonne heure déjà.
Il passe outre, doucement, ses yeux retrouvant facilement le chemin qu’il suit depuis au moins deux kilomètres, toujours sans réfléchir et sans connaître sa destination éventuelle. La route entre-temps a pris des allures plus urbaines et s’est dotée de deux bandes de trottoirs. C’est quand il doit s’arrêter à un feu qu’il se rend compte de l’état de ses chaussures. Elles sont couvertes de poussière, avec aux bords des traces plus foncées laissées par l’herbe mouillée. Ça a dû arriver quand il s’est enfoncé dans les arbustes pour pisser. Le feu vire au vert et il s’ébranle, le regard toujours rivé sur les chaussures souillées, et les pensées enlacées aux branches qu’il avait froissées en pénétrant dans la verdure pour se mettre à l’abri des regards inquisiteurs.
Finalement, ce matin, il trouva le courage de tout lui avouer. Et puis, après s’être préparé pendant des mois, cela ne dura que quelques minutes. Elle se fut levée, comme tous les jours, sans attendre la sonnerie du réveil, pour avoir le temps de siroter en rêvassant son café. Une fois terminés les gargouillements du percolateur, elle vint s’installer à la table de cuisine, son bol de café à côté du bol de céréales, avec encore trop de sommeil dans les yeux pour lire, faisant transiter, de gestes machinaux, le contenu du bol vers les lèvres s’écartant à l’approche de l’objet surchargé et dégoulinant. Le peignoir blanc laisse dépasser ses bras et ses mollets bronzés, fournissant un beau contraste aux boucles noires qui lui tombent dans le dos. Du seuil, il la regarde, la femme avec laquelle il a passé vingt ans de sa vie. D’une vie, il le savait maintenant, jamais partagée avec elle. Entre ses mains, il tripote le portable qu’il vient d’allumer. Quand il peut enfin se résoudre, il s’aperçoit que l’écran tactile est parsemé d’empreintes digitales. Il le frotte contre son pyjama pour le nettoyer, seulement pour constater qu’il n’a en rien amélioré la situation, les empreintes étant remplacées par une mince couche de graisse. Peu importe. Il allume l’écran et déclenche l’affichage des albums photo. Il met quelques instants avant d’y trouver celle qu’il veut lui montrer. Face à l’impossibilité de parler, il a prévu des béquilles pour remplacer la parole par une espèce de multimédia de l’échec conjugal.
Le portable fermement serré entre ses doigts, sorte de bouclier minuscule, il avance dans la cuisine. Ayant senti sa présence, elle a pourtant choisi de ne rien dire et d’attendre qu’il prenne l’initiative. Elle le sent résolu, ce qui, pour une fois, la change de l’ambiance du ménage. Il échoue pourtant, comme il l’avait prévu, à rompre le silence trop profondément enraciné dans leurs habitudes, et lui présente simplement l’écran de son téléphone. Elle le prend de ses mains et regarde de près, avec beaucoup plus d’attention que ses petits yeux et son expression lasse laisseraient deviner. Une femme. La quarantaine, peut-être, des cheveux bruns, longs et libres, très légèrement ondulés, une robe très simple, noire. Un nez finement ciselé, aux allures grecques. Un sourire dans les yeux, sinon sur les lèvres, suppléant, par leur finesse sensuelle, à l’absence de la chair. Au fond, le sapin de Noël, ombre verdâtre avec ses boules rouges pour planter quelques touches de couleur au milieu de la désolation.
« C’est qui ? dit elle en lui rendant le portable, sans regarder.
– Florence. »
Ensuite, le silence. Un silence qui venait d’acquérir un sens nouveau, plus définitif. Un silence qu’on ne briserait plus. Il la laissa avec ses bols, son peignoir et ses lèvres éternellement soudées, même pendant l’amour, et monta s’habiller. Cinq minutes plus tard, il se retrouva dehors, seul dans l’air du matin, seul sous la coupole du ciel bleuté, seul au bord de la route qui longe sa maison.
Histoire de faire le premier pas. Dans son dos, il sent la clôture dont il vient de fermer la porte. Devant lui, à gauche et à droite, interminable, la bande noire de la route. Le froid transforme son haleine en minuscules bouffées de brouillard qu’il s’amuse pendant quelques instants à suivre des yeux. À cette heure-ci, sans les navetteurs, très peu de voitures y passent. Il a ainsi tout le loisir de la contempler, et d’imaginer les paysages devant lesquels elle passe, les vallées dont elle épouse le tracé, les flancs de montagne où elle se faufile entre la pierre et l’abîme, les banlieues où elle pénètre à contre-cœur, et les capitales qui la transforment en avenue, boulevard, allée. Il imagine tous ces pas qui l’ont frôlée, l’ont fait résonner, l’ont arrachée au silence de la campagne et des petites heures du matin. Leur appel, le mettant en branle, lui fait amorcer un mouvement et il met, inconsciemment, pas ébauché, un pied devant l’autre. Presque sans faire exprès. Pour garder l’équilibre. Mais le voilà qui est fait, irrévocable, et il s’engage sur cette route, presque aussi ancienne que la civilisation humaine. Au bout de quelques heures, elle l’aura conduit quelque part. Où que ce soit.
Sur le parvis, il croise les éboueurs, qui profitent du vide matinal pour donner un coup de balai au pavé, pour vider les poubelles et pour promener leurs machines à propreté dans l’air clapotant où la cathédrale trempe ses pieds, au milieu des cris et des grognements de moteurs. Il se fraie une voie à travers ces activités importunes aux rives de la ville bourgeoise, et, aspiré par la gueule tripartite qui s’ouvre de l’autre côté de cette espèce de douve moderne, il est absorbé par le demi-jour de l’intérieur, à peine remarqué par les mendiants qui sommeillent encore plus qu’à moitié et dont la quête mélodieuse de quelques pauvres sous flotte éternellement au-dessus de la houle de misère qui berce les têtes décharnées aux corps rendus invisibles par la faim.
Laissée seule, elle entend claquer la porte. Elle termine son petit déjeuner, range ses bols dans le lave-vaisselle. Cela fait trois jours qu’elle travaille à le remplir, seule, et une odeur nauséabonde s’en échappe, sorte de moisi aux accents acidulés. Elle décide de le lancer, peu importe le gaspillage que représente un espace suffisant pour au moins deux jours supplémentaires. Les repas solitaires ne justifient donc aucunement l’achat d’un lave-vaisselle. Seule, elle ouvre son peignoir et le laisse glisser par terre, au milieu de la cuisine. Ensuite, la salle de bain, la brosse à dent, une douche, rapide, quelques coups de serviette. Ensuite, seule, toujours seule, elle regagne la chambre, se couche, nue toujours, sur les draps froissés dont les replis trop peu profonds ont laissé s’évaporer jusqu’à la dernière trace de chaleur. Elle ferme les yeux, essaie de se rappeler son visage, n’y arrive pas. Machinalement, elle lève le bras gauche, tâte, ferme ses doigts sur la poignée et ouvre le tiroir de son chevet de nuit pour en sortir un gode. Le dernier objet peut-être qui la rattache à un semblant de communauté. Elle se caresse, seule, et commence sa descente solitaire vers un enfer que quelque dieu habile a dû concevoir rien que pour elle.
Tout au fond, derrière la grille qui ferme les stalles, brille l’or de la sainteté, hors prix. Les premiers pas, timides, se dirigent tout seuls dans cette direction-là, et il s’étonne de ne pas réveiller d’écho, à l’intérieur de cette espèce de grotte artificielle. Il comprend quand il penche sa tête en arrière pour mesurer les distances. Le regard, au lieu de se briser contre le plafond, grimpe jusqu’à des hauteurs inconcevables, et il n’aurait pas été surpris d’y voir flotter des nuages. En attendant, il suit le vol d’un pigeon, battement d’ailes qui vient se briser, à travers les molécules entrechoquées, contre ses tympans. Il avance. On est un vendredi, les chaises ont donc été rangées dans les couloirs à côté pour permettre aux fidèles de découvrir le labyrinthe. Quelques pas supplémentaires et ses pieds se trouvent entravés par cette bande noire qui fait le tour du dédale, délimitant l’espace où les regards d’abord s’embrouillent pour ensuite échouer aux bords du carrelage. Il leur fait pourtant faire un effort pour suivre les évolutions du noir à travers le blanc, allant jusqu’à l’abnégation pour essayer de se laisser guider, à l’image des fidèles, au milieu de la confusion. Mais, pris de vertige, il renonce, cherche un siège et s’installe aux pieds d’une colonne, endroit d’où il peut contempler le chœur derrière l’immense grille, et baigner ses yeux dans les éclats dorés de l’autel qui s’échappent de l’espace confiné pour emporter la gloire du sacrifice suprême.
Les muscles cessent leurs contractions involontaires. Entre ses cuisses, la dureté de l’objet persiste, espèce de poignée métallique contre laquelle butent ses doigts. Malgré un léger dégoût du liquide qui y colle, elle le retire, pas assez doucement pourtant pour éviter un vide autrement envahissant. Son nez et son œil droit la démangent, mais elle n’ose se gratter pour se soulager, de peur de déclencher les souvenirs qui vont avec cette odeur particulière. Envie, malgré la douche, d’un bain. Non, besoin, c’est le mot qui convient. Salie, par l’absence même d’un corps étranger qui aurait pu se charger de la besogne qu’elle vient d’accomplir sur sa propre chair, il faut faire partir cet affront de la solitude. Péniblement, elle se lève, évite de regarder la tache qui s’étend sur le drap gluant. Avant de gagner la salle de bain, un passage rapide dans la cuisine pour allumer la radio, pour remplir l’air désert de l’appartement de présences fantômes. Elle lance l’eau dont le bruit, pendant quelques minutes, noie les voix de l’éther ainsi que les coups bien trop sensibles de son cœur. Avec une avidité qui l’étonne, elle se penche vers la vapeur pour abreuver son visage de chaleur. Elle monte dans la baignoire dont les parois trop serrés, pendant un instant, lui rappellent rien autant qu’un cercueil, lui font peur, comme si elles pouvaient soudain se refermer sur elle. Elle s’allonge dans la mousse pendant que les battements deviennent de plus en plus sensibles, jusqu’à lui faire mal.
La bande noire l’obsède. Plus d’une fois, il a déjà fait le tour de l’espace octogonal, par le regard et sans se lever, mais dès qu’il essaie d’y pénétrer, il perd son nord, se trompe de bande, se retrouve dans le blanc, se croit dans un cul de sac, rebrousse chemin. Il se dit bien que c’est impossible, qu’il n’y a pas moyen de s’égarer, qu’il s’agit de tout simplement suivre une bête ligne noire. Et pourtant, le vertige le reprend, et il ne sait pas si celui-ci est à l’origine de ses difficultés ou s’il résulte de ses égarements multipliés. Ses yeux se voilent et il doit fermer les paupières, de peur de se perdre irrémédiablement dans le brouillard. Il a du mal à respirer, ses poumons refusant de se remplir, comme si une substance inconnue s’opposait au passage des molécules vers les tréfonds de ses cavités. Qu’est-ce qu’il trouverait au milieu, là où devrait, en toute probabilité, aboutir cette ligne élusive et tellement convoitée ? Malgré les douleurs au fond de la poitrine et une respiration de plus en plus pénible, il ne peut renoncer aux attraits presque sensuels des dalles de marbre noir qui captent et immobilisent son regard dès qu’il ouvre les yeux. Mais c’est pire encore quand il les ferme. Le noir qu’il espère y trouver s’illumine et des lignes enflammées se tordent dans l’obscurité, remplissant sa nuit intérieure d’une lueur tout droit sortie de l’enfer. Il sent qu’il doit se lever. Ne sachant ce qui l’a conduit vers cet endroit précis, il sait pourtant qu’il doit impérativement se lever s’il veut garder la moindre chance de déchiffrer le mystère palpitant qui se cache au fond de la pierre. Il se lève donc, péniblement, tandis qu’un rideau noir se baisse. Un pas, deux, en direction du labyrinthe, quand la ligne noire se projette entre ses pieds, se dresse et le fait trébucher. Il s’arrête comme s’il avait cogné contre un mur et ses oreilles se remplissent de murmures ondulants. Les bras étendus, comme pour repousser les serpents qui, de tous côtés, foncent sur lui, il s’effondre, tandis que des mâchoires dégoulinantes se referment sur leur proie paralysée.
Tandis que le bleu des gyrophares se reflète dans les vitres des stands du marché de Noël, et que des secouristes s’affairent autour du cadavre, il y a, loin de là, un appartement, dans un faubourg désert, presque à la campagne, où les lumières ne se sont pas allumées à l’approche du soir. Une voix solitaire, entrecoupée de mélodies trop quotidiennes, sort de la radio que personne n’a pu éteindre depuis ce matin. Dans la cuisine, par terre, un peignoir blanc, quelques moutons de poussières dans les coins, des miettes. Dans la pénombre, un bout de lumière qui indique que le lave-vaisselle, lancé des heures auparavant, est arrivé au bout du parcours. Abstraction faite de la voix du poste de radio, rien qui laisse deviner une présence humaine. Un visiteur, après avoir timidement poussé les portes, y trouverait rassemblés les débris d’une vie. Une table qui garde les taches de plusieurs repas, un lit défait, avec un objet sur les draps sur lequel les regards pudiques auraient préféré passer sans s’attarder. Un bureau où repose un ordinateur portable qui, l’accu déchargé, a choisi de s’éteindre il y a des heures. Le visiteur imaginaire tapoterait sur quelques touches, juste pour voir – rien. Et pendant qu’il se promènerait à travers ce qui fut le cocon d’une vie, une femme flotte dans l’eau refroidie de la baignoire. Nue, elle flotte dans le noir de cette pièce sans fenêtres, l’eau couleur de rose, et un souvenir lointain de sang monte dans les narines de celui qui viendrait renifler l’atmosphère de cette tombe inondée.
Texte initialement paru le 12 décembre 2011 chez Edicool dans le recueil Pourquoi je n’aime pas Noël.