Reine Bale, De quels feux ?

Une nou­velle en trois étés.

Pré­am­bule. Der­nier été.

Quand Estelle lâcha le volant de sa voi­ture lan­cée dans les virages sinueux à 150 km heures de la petite route per­due qui reliait Banon à For­cal­quier, une ultime pen­sée vrilla der­rière ses yeux fer­més : sau­ra-t-il ? vien­dra-t-il à mon enter­re­ment ? Mais déjà les che­vaux de l’en­gin cara­co­laient dans le champ, butant un muret de pierres sur lequel l’a­vant de la voi­ture se cabra et se retour­na pour se retrou­ver com­plè­te­ment à l’en­vers, de l’autre côté, capot fumant et vitres bri­sées. Quelques secondes de volon­té relâ­chées sur un volant, et tout était déjà fini. Le silence avait enfin recou­vert l’at­tente sus­pen­due aux ques­tions, aux angoisses blanches d’une exis­tence tra­çant un cercle sans début ni fin. L’é­cho du vide rebon­dit au début comme la balle de la par­tie des dix passes : on est joueur, on conti­nue à faire cir­cu­ler la balle sans rai­son bien pré­cise mais on est pris dans la par­tie. Puis il se peut qu’un jour la balle dévie légè­re­ment, les bras du pre­mier joueur de la conscience – l’ins­tinct de vie – ne se tendent plus pour l’at­tra­per, l’autre joueur, – les jambes mues par le désir – ne veulent pas cou­rir, le troi­sième joueur, – la vue qui capte les mou­ve­ments du monde exté­rieur – , se détache de l’ob­jet le lais­sant filer hors du champ de vision, et ain­si de suite : les réflexes, les actes de volon­té spon­ta­nés ou réflé­chis sont anes­thé­siés par quelque froid et rigou­reux hiver venu s’a­battre sur l’âme d’une mor­telle élue par le démon…La par­tie s’ar­rête, faute de joueurs, et c’est là qu’il devient pos­sible de lâcher le volant à 150 km heure sur une route de cam­pagne qui enchaîne les virages dangereux.

À cin­quante et un ans, Estelle avait donc renon­cé à sa vie, à moins que ce ne fût l’in­verse : la vie aus­si l’a­vait préa­la­ble­ment quit­tée, lais­sant mal­gré tout à ses der­nières diva­ga­tions une ponc­tua­tion, un point final d’in­ter­ro­ga­tion, un tra­jet fer­mé de ques­tions ouvertes et sans réponses. Une der­nière minute diver­tie par l’i­mage d’un homme qui l’a­vait meur­trie, mais…jusque-là, jus­qu’au der­nier sur­saut de la conscience ? N’a­vait-elle lâché le volant que pour fuir un sou­ve­nir déjà vieux de dix ans, un homme dont l’âme pou­vait encore appa­raître comme un holo­gramme dans les strates bien for­mées de la mémoire ? Une âme flot­tante en somme, mais curieu­se­ment plus pré­sente à l’é­tat fan­to­ma­tique où le sou­ve­nir avait fini par la relé­guer, une per­sis­tance où se conser­vait la note de tête de ce violent par­fum d’a­mour au fond d’un fla­con légè­re­ment sou­le­vé aux grandes occa­sions de cha­grin ou de joie, embau­mant une der­nière fois l’é­lan de son regret au recès de ses yeux clos ?

Dans son choc, la voi­ture brise la méca­nique de la mémoire : Estelle ouvre les yeux, le pré­sent la fige défi­ni­ti­ve­ment. Il est pos­sible qu’en cet ins­tant elle ait pu entre­voir la gué­ri­son, la déri­sion des pas­sions, la liber­té d’un nou­vel état. En maître du Temps, la mort ne lui a pas accor­dé ce retour du pré­sent ouvert à ses yeux dans la seconde où ils furent sai­sis dans l’ef­froi du point de bas­cule, dis­si­pant à tout jamais les traces rési­duelles des fra­grances entê­tantes. Tant d’an­nées déjà, tant d’an­nées pour­tant sans que l’ins­tant fatal ne soit déles­té de sa mémoire ? Tant d’an­nées de sou­ve­nirs à l’ar­rêt qu’il avait fal­lu trom­per par la vitesse d’une voi­ture folle lan­cée en lisière du monde pour trou­ver le pré­ci­pice où s’en­gouffrent la dou­leur et le corps qui la supporte…Tout est fini main­te­nant. Mais la ques­tion, celle qu’elle n’at­ten­dait pas mais qui avait su patien­ter tran­quille­ment jus­qu’à son moment d’ir­rup­tion dans la conscience pour gra­vir à son faîte, elle, traî­nait encore entre le capot fumant et le corps fra­cas­sé d’Es­telle, sa nuque bri­sée, ses membres broyés. La fumée, au loin, sem­blait des­si­ner le point d’in­ter­ro­ga­tion. Vien­dras-tu, pleu­re­ras-tu ma mort, te sou­vien­dras-tu des moments où l’ex­tase nous empor­tait dans ce moment pré­cis d’a­bo­li­tion et de plé­ni­tude ? Qui te pré­vien­dra ? Sais-tu secrè­te­ment ce que je suis deve­nue ? T’es-tu mon­tré plus dur que tu ne l’é­tais vrai­ment ? N’ai-je pas comp­té plus que les autres ?

-I-
Pre­mier été.

Un homme vien­drait, lui : son ancien mari. Enfin, son « presque ancien mari » puisque leur divorce était en cours, enga­gé depuis six mois. Il avait sup­por­té les infi­dé­li­tés d’Es­telle pen­dant vingt ans, stoï­que­ment, par amour. Comme il était plus âgé qu’elle de douze ans, divor­cé d’un pre­mier mariage et que c’é­tait pour Estelle qu’il avait quit­té son foyer, il s’é­tait convain­cu de la vali­di­té de son choix en exa­gé­rant sans doute sa dévo­tion mari­tale. Mais après la nais­sance de leur fils, soit trois ans après leur mariage, Estelle avait chan­gé, s’é­tait mon­trée plus dis­tante, moins expan­sive sur tous les plans. Était-ce l’en­fant dont elle s’oc­cu­pait avec fer­veur qui rem­pla­çait l’in­té­rêt qu’elle réser­vait autre­fois à Pierre ? Il ne s’en émut pas trop : le fait s’é­tait déjà pré­sen­té avec son ancienne femme et leur fille, quand elle était née. Oui, les femmes sont bou­le­ver­sées par la mise au monde de leur enfant, rien d’é­ton­nant. Et le petit, en gran­dis­sant, lais­se­rait la mère reve­nir au père. Mais ce ne fut pas exac­te­ment le cas. Comme au théâtre, le drame avait ten­du son décor sur la comé­die légère des sen­ti­ments et des élans char­nels : Estelle était demeu­rée aimante mais sans cha­leur, bonne amante mais sans ces effu­sions débri­dées qui avaient incen­dié les siestes de leurs pre­miers étés. La pas­sion, qui avait conduit Pierre au choix déchi­rant de se sépa­rer de sa pre­mière femme, s’é­tait étio­lée de la même façon avec sa seconde épouse. Le tra­vail finit par l’ac­ca­pa­rer à nou­veau quand il se déci­da à créer sa socié­té de concep­tion de tuto­riels pour des logi­ciels d’en­tre­prise ; il se conten­ta alors de l’a­mour que lui offrait Estelle qui, sans être défaillant, man­quait de « quelque chose », de la vio­lence du début quand celle-ci chan­geait de regard, pru­nelles vertes pétri­fiées sur le ravage à venir, le sou­rire qui creu­sait la fos­sette, le démon hégé­mo­nique assou­plis­sant ses gestes jus­qu’à la cible déjà sous hyp­nose : elle n’ai­mait pas, elle dévo­rait, elle ne recher­chait pas le plai­sir mais la satié­té, elle se don­nait sans rete­nue aucune dans un état de conscience qua­si second comme si le bon fonc­tion­ne­ment de ses organes vitaux dépen­daient de l’a­chè­ve­ment de ces ébats, du moins ce qu’elle enten­dait par « achè­ve­ment ». Une mise à sac, avait un jour pen­sé Pierre, alors qu’il connais­sait encore si peu Estelle.
Il aurait peut-être dû se méfier d’elle, s’é­loi­gner avec pru­dence de cette furie du sexe, se deman­der pour­quoi à trente ans, belle, intel­li­gente comme elle était, elle n’a­vait ni enfant, ni mari, juste un tra­vail de sala­riée dans une librai­rie qui lui don­nait des reve­nus modestes mais com­blait son goût immo­dé­ré pour la lec­ture. Une telle finesse d’es­prit, une telle beau­té, seule et dans une pro­fes­sion qui rele­vait plus du com­merce que de ses qua­li­tés intel­lec­tuelles… quelque chose ne col­lait pas, mais quoi ? Quand il l’a­vait ren­con­trée dans cette librai­rie du vieux Manosque, il n’a­vait vu qu’une femme très dési­rable, culti­vée, intel­li­gente qui cher­chait visi­ble­ment la séré­ni­té après avoir été meur­trie par un homme dont la seule qua­li­té, lui avait-elle expli­qué, était « de ne pas se connaître, de ne pas savoir l’é­ten­due de sa propre puis­sance men­tale », « sinon, – avait-elle ajou­té – je serais bonne pour la mai­son de repos aujourd’­hui, d’au­tant que pour tout sou­tien de famille, je n’ai qu’un père que je n’ai jamais connu et une mère qui s’est sui­ci­dée à l’alcool. »
Voi­là tout ce qu’il savait d’Es­telle, et il s’en conten­ta comme d’un cor­pus d’ex­pli­ca­tions suf­fi­sant à com­bler sa curio­si­té ; dans la magie de leur ren­contre, l’i­dée ne lui serait pas venue de mener une enquête plus appro­fon­die sur ses failles, la psy­cho­lo­gie détrui­sant les inté­rêts de l’a­mour à coup de mar­teau. Quel homme est capable de choi­sir la connais­sance lucide au détri­ment d’un amour nais­sant, celui qui concentre la gamme la plus variée et la plus intense des émo­tions qu’il peut goû­ter ? Per­sonne n’au­rait eu le cœur assez géo­mé­trique pour ne pas se lais­ser sub­ju­guer par la viva­ci­té d’es­prit pro­pre­ment éro­tique d’Es­telle. Aus­si, quand il mon­ta la pre­mière fois dans son appar­te­ment, étouf­fant quelques scru­pules à l’i­dée de com­mettre sa pre­mière infi­dé­li­té, il ne se dou­tait pas un seul ins­tant que ses vagues fan­tasmes, ses pro­jec­tions impré­cises allaient être lar­ge­ment dépas­sées par les licences d’Es­telle. A quoi s’é­tait-il atten­du ? D’a­bord, il n’a­vait pas osé trop s’é­tendre sur ce qu’il atten­dait : en homme marié, père d’une petite fille, la qua­ran­taine et la mise en qua­ran­taine liée aux res­pon­sa­bi­li­tés, il avait suc­com­bé au charme de la libraire sans rien accé­lé­rer, par petits pas bien qu’a­van­çant à chaque fois de façon plus déci­sive vers le grand moment d’o­pa­ci­té qui noue ou dénoue tout entre un homme et une femme, gra­vis­sant chaque marche des esca­liers du tout petit immeuble du centre-ville où le condui­sait Estelle « à deux pas de là » comme elle le lui avait indi­qué quelques minutes plus tôt, avec l’i­dée qu’il serait plus « confor­table de man­ger à l’in­té­rieur avec un tel mis­tral », et n’o­sant espé­rer autant que ce qu’elle allait lui réserver.
« …Ce sera simple, je vous pré­viens, quelques tomates cou­pées en quar­tiers, un peu de moz­za­rel­la, pain et huile d’olive…Ah, et un pétillant blanc du Por­tu­gal pour l’a­pé­ri­tif… J’ai une pause plus longue, aujourd’­hui ; je relaie Laure à 16 heures, puis je me charge de la fer­me­ture. » Sans expli­quer l’in­té­rêt de cette longue pause pour eux deux, cette remarque son­nait déjà comme une invi­ta­tion très sug­ges­tive. La table modes­te­ment gar­nie n’au­gu­rait pas du fes­tin à venir, mais en pré­pa­rait l’ef­fet de surprise.
Ils s’é­taient déjà ren­con­trés ponc­tuel­le­ment depuis un mois ; c’é­tait au début de l’é­té pro­ven­çal dans la sai­son qui ouvre le charme du pays, le bruit des fon­taines à l’ombre des arbres, les robes légères, les par­fums capi­teux des iris, la transe inin­ter­rom­pue des cigales, la tor­peur de midi, les siestes lan­gou­reuses. Au départ, il avait deman­dé des conseils de lec­ture à Estelle : en ingé­nieur dans l’in­for­ma­tique pour une socié­té qu’il gérait avec un asso­cié, il avait un peu per­du pied avec la lit­té­ra­ture. Mais après avoir pas­sé cinq ans entre les néces­si­tés pro­fes­sion­nelles qui ne lui lais­saient pas de répit, la vie fami­liale pour ten­ter d’être un père à la hau­teur, un mari qui ne connais­sait plus grande exci­ta­tion autre que celle de se voir rap­pe­lé à ses obli­ga­tions, il s’é­tait remis à la lec­ture, comme le sup­plé­ment d’âme auquel aspirent tant de cadres supé­rieurs une fois que le monde tel qu’il est, leur a pres­sé le citron. Estelle l’a­vait mis sur la voie de quelques auteurs qu’elle-même lisait et reli­sait, des auteurs clas­siques comme modernes, euro­péens, russes, amé­ri­cains et, en cicé­rone des laby­rinthes de la culture, lui avait glis­sé une liste com­plète avec des expli­ca­tions brèves mais pertinentes :
« – Saul Bel­low ne place jamais la morale au-des­sus de l’art qui, dans la moder­ni­té aura ten­dance à se réduire à sa vir­tuo­si­té tech­nique. Lisez Herzog…
– Ralph Elli­son évoque-t-il la condi­tion poli­tique des Noirs aux États-Unis ? Non, bien sûr. C’est de la dis­so­lu­tion méta­phy­sique de l’homme dont il parle dans Homme invi­sible, pour qui chantes-tu ? (…) »
Et il en allait ain­si d’une bonne ving­taine de références…Rappelant l’in­té­rêt de chaque œuvre « comme por­tant une ques­tion essen­tielle liée à la méta­phy­sique, l’his­toire, la poli­tique etc… », la liste for­mait une sorte de via­tique pour qui aurait entre­pris un grand voyage loin des mondes furieux et bruyants de nos villes pour s’a­don­ner uni­que­ment à la réflexion et à la méditation.
En homme qui tom­bait amou­reux, il égre­nait les noms de cette liste et les petits com­men­taires qui les accom­pa­gnaient comme la poudre d’en­chan­te­ment qui tombe sur les yeux d’un enfant au moment de Noël, les yeux verts d’Es­telle scin­tillant comme deux petites éme­raudes trou­vées au fond d’une grotte. Cette liste enton­nait le chant éro­tique des pre­miers élans, celui où le charme opé­rait son mélange entre les voix, les sou­rires, les regards, les gestes, les pre­miers effleu­re­ments, les petites attentes, et les émo­tions intenses du moment où le corps, tou­jours devi­né, tou­jours dési­ré, se découvre à l’autre, quoi­qu’on ait tout fait pour recu­ler, refou­ler même, comme l’a­vait fait Pierre vis a vis de son sta­tut d’homme marié, cette culmi­na­tion vers quoi tend toute l’in­tel­li­gence de l’homme et de la femme quand ils sont en pré­sence l’un de l’autre pour se plaire. Estelle était belle de visage, d’une beau­té dif­fi­cile à défi­nir, douce dans la finesse de ses traits pris un par un, mais agres­sive dans l’en­semble qu’ils for­maient ; mais des yeux abso­lu­ment cap­ti­vants, le teint halé, les che­veux d’un beau brun fon­cé, souples et tom­bant en bas de ses épaules ; et son corps, mince mais sans mai­greur augu­rait de plai­sirs plas­tiques autant que de réjouis­sances crues que la ron­deur gra­cieuse de ses fesses et de ses seins sug­gé­raient : voi­là comme il la voyait, voi­là comme il la devi­nait aus­si, timi­de­ment encore, dans une liber­té qu’il ima­gi­nait et espé­rait s’é­pa­nouir à la mesure de sa fas­ci­na­tion. Et dans le regard d’Es­telle, cet homme ayant dépas­sé la qua­ran­taine, quelques che­veux gris appa­rais­sant aux tempes, des cernes légers autour des yeux, mais de bonne car­rure, se sen­tait plus jeune mais aus­si plus léger comme si la beau­té d’Es­telle déte­nait ce pou­voir de le déles­ter des poids que la vie accu­mule aux pieds des adultes, les res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales, le travail…
Mais le voi­là ren­tré dans l’ap­par­te­ment clair de la belle femme qu’il n’a pas encore tou­chée, sinon en songes. Il sait que cet appar­te­ment ouvert à lui est le signal qu’Es­telle lui envoie, il sait comme tous les hommes que les femmes donnent un signal quand elles sont prêtes et qu’il ne faut pas le lais­ser s’é­va­nouir dans la nature : l’oc­ca­sion, si rare, si dis­crète, répugne à se pré­sen­ter deux fois. La situa­tion le met dans un état second : à quel ins­tant s’ap­pro­che­ra-t-il d’elle ? Cela fait si long­temps qu’il n’a plus été piqué par une telle ten­sion d’é­mo­tions vibrant la corde de cha­cun de ses nerfs ! Il embrasse le sobre salon d’un regard trou­blé ; le soleil cogne sur la baie vitrée. Il com­mence à faire chaud, la sueur coule sur ses tempes. Estelle le prend dou­ce­ment par la main alors qu’il semble rêvasser.
« Venez, je vais vous faire visi­ter. Ce n’est pas grand, mais cela me suf­fit. Je me plais bien ici. »
Il se lais­sa gui­der comme dans le petit cou­loir qui menait à la chambre. Arri­vés au seuil de la pièce au centre de laquelle se tenait un grand lit, elle regar­da Pierre inten­sé­ment puis lui cares­sa le visage ; et ses mains, son corps, ses nerfs n’eurent plus à s’in­ter­ro­ger comme des enfants per­dus dans une forêt obs­cure ; ils étaient les branches de la forêt obs­cure s’é­ten­dant aux doigts, aux mains, au sexe de Pierre, cette forêt de laquelle l’on se croit sor­tis une fois que la vie nous a ins­tal­lés dans des rôles mais qui n’est jamais hors de nous, tou­jours prête à pous­ser ses feuillages, ses ronces, son obs­cu­ri­té, son inquié­tude pure et sau­vage dans l’en­tre­lacs com­pli­qué des vais­seaux san­guins, dans les fan­tasmes noc­turnes qui mouillent les draps et embuent les corps…
Déjà les mains plon­geaient dans la sève vis­queuse d’Es­telle qu’elle fai­sait remon­ter jus­qu’à la bouche, leurs deux bouches réunies qui se fouillaient réci­pro­que­ment aux­quelles les doigts de Pierre, pleins de suc, se joi­gnaient. Comme un prin­temps affo­lé à sa grande copu­la­tion géné­rale, le souffle por­té à l’o­reille fécon­dait le gémis­se­ment, le gémis­se­ment d’Es­telle ten­dait le sexe de Pierre, le sexe de Pierre sécré­tait la mouillure d’Es­telle, et quand il la péné­tra enfin, après l’a­voir calée contre le mur de la chambre, debout parce que, dans leur exci­ta­tion, ils n’a­vaient guère eu le temps de pen­ser à leur confort, il sen­tit au bout de son membre, l’ex­tra­or­di­naire faim d’Es­telle, les yeux déjà mi-clos, sa volon­té abo­lie dans le cri de son plai­sir, de son désir à être « enva­hie » plus for­te­ment, si bien que Pierre redou­bla de vio­lence, enra­gea sa prise, ne savait plus s’il satis­fai­sait en lui le chas­seur ou l’a­mant. Il la secouait sans la ména­ger lui cognant la tête par­fois quand son sexe, comme dans les deux temps de la res­pi­ra­tion, pre­nait de l’am­pleur en sor­tant un peu avant de reve­nir se gor­ger du jus brû­lant et dégou­li­nant de la fente d’Es­telle. Il avait envie de jouir mais aus­si de répondre à la faim d’Es­telle qui sem­blait infi­nie. Elle bavait, criait, grif­fait et regar­dait alter­na­ti­ve­ment Pierre – comme pour le gal­va­ni­ser davan­tage – et ailleurs, en l’air, sem­blant s’a­dres­ser à l’in­vi­sible. Dans cette cir­cu­la­tion de regards, une céré­mo­nie de dépos­ses­sion et de pos­ses­sion enflait l’at­mo­sphère de nuages noirs prêts à écla­ter à tout moment : elle sem­bla fuga­ce­ment folle, appar­te­nir à un démon avec lequel elle par­lait un lan­gage muet et élec­trique convul­sant les corps des amants, comme la sor­cière des messes noires offrant ses reins aux sombres des­seins d’une invo­ca­tion infer­nale. Lui-même, qui était-il désor­mais ? Où était pas­sé l’homme qui quelques jours plus tôt déchif­frait mys­ti­que­ment les carac­tères qu’Es­telle avait dépo­sés dans sa liste ?
Ce ne fut pas une jouis­sance qui mit un terme à leurs ébats, mais une libé­ra­tion des ten­ta­cules de la nuit.
Après le déchaî­ne­ment, ils revinrent hale­tants des pro­fon­deurs où ils avaient plon­gé, leurs deux corps moites mêlés à la cha­leur de l’é­té. Mais ce ne fut que l’i­nau­gu­ra­tion d’une série de retrou­vailles éro­tiques de plus en plus pous­sées, jus­qu’à la culmi­na­tion de l’é­té où plus aucune des par­ties du corps d’Es­telle et de celles de Pierre n’eurent de secret l’un pour l’autre. Si Pierre avait jus­qu’a­lors su pré­ser­ver son mariage de cette pas­sion qui le hap­pait, s’il oscil­lait encore entre la déter­mi­na­tion du désir et l’in­cer­ti­tude des consé­quences que cette incan­des­cente infi­dé­li­té posait à sa rai­son, ce furent, comme tou­jours, les évé­ne­ments qui en pré­ci­pi­tèrent le dénoue­ment plus que la pré­mé­di­ta­tion dans l’action.
Sa femme, qui sen­tait l’é­loi­gne­ment phy­sique du mari comme un chien renifle les plus petits chan­ge­ments d’hu­meur de son maître, ses agis­se­ments un peu chan­gés notam­ment dans ses atti­tudes rêveuses, absor­bées, sa dis­tance phy­sique le soir dans le lit com­mun, n’a­vait pour l’ins­tant pas jugé pré­oc­cu­pante la situa­tion de son couple. Et de fait, telle infi­dé­li­té à ses débuts ne pos­sé­dait rien qui aurait pu véri­ta­ble­ment ébran­ler leur mariage dans l’es­prit même de Pierre. Mais un jour, comme si les intui­tions avaient déci­dé de se ras­sem­bler autour du centre d’où elles étaient par­ties, mou­ve­ment qui s’ap­pa­ren­tait à celui du réveil après une nuit dont on ne sait si on y a rêvé…elle se mit à fouiller, à sen­tir les vête­ments, à tra­quer les indices…Pierre, heu­reu­se­ment pru­dent, avait lais­sé tous les objets, livres, lettres, toutes les preuves, à son tra­vail. Si bien qu’elle ne trou­vât rien de par­ti­cu­lier à part un par­fum sur une veste ; mais à force d’y replon­ger le nez, elle ne par­vint plus à dis­tin­guer l’o­deur de son mari de celle de son soupçon.
Elle atten­dit son retour du tra­vail, de l’a­près-midi au soir, avec la ferme inten­tion de démê­ler l’in­tui­tion de la preuve ; et là, obser­va­trice, elle consta­ta que son télé­phone n’é­tait plus visible, tou­jours ran­gé, ne son­nant pas, que ses vête­ments étaient reti­rés dans la salle de bain où il s’en­fer­mait pour prendre sa douche… Puis, gri­sée par sa pre­mière conclu­sion, qui satis­fai­sait un curieux désir de décou­vrir une faute avant que celle-ci n’ait pris ses contours réels et donc de souf­frances inévi­tables, elle envoya un SMS à son propre mari pour voir s’il allait sor­tir son télé­phone impru­dem­ment, se tra­hir, et sur­tout pour sur­prendre l’ex­pres­sion du pré­su­mé cou­pable à l’ins­tant où il ver­rait ledit mes­sage : « Mon amour…un petit mot pour te dire com­bien je t’aime… » Pierre n’é­tait pas suf­fi­sam­ment armé pour évi­ter un piège si outran­ciè­re­ment ten­du à sa mau­vaise conscience dont les pas avan­çaient inexo­ra­ble­ment vers la toile tis­sée pour­tant d’une ruse presque sans malice. Le men­songe aigui­sait et en même temps alté­rait ses facul­tés, car si le men­songe octroie une liber­té de trans­gres­sion, il entraîne – dans ce pas­sage entre la véri­té et le men­songe – , une perte de puis­sance du fait que la véri­té demeure dans un accord de parole et que le men­songe est une dis­tor­sion d’i­celle. Le men­songe creuse sa propre fai­blesse dans le plai­sir momen­ta­né d’é­chap­per à une règle et Pierre agit exac­te­ment comme l’a­ni­mal dont la patte est coin­cée dans un grillage, ne pou­vant que souf­frir de n’a­voir pu contour­ner l’obs­tacle. Il ne vit même pas la pro­ve­nance du mes­sage et s’en­gouf­fra tout de suite dans la brèche qui flat­tait son amour en répon­dant illi­co : « Oui, ma belle, je pense à toi jour et nuit ».
Voi­là donc ce que reçut la femme de Pierre sur son propre télé­phone, vic­to­rieuse dans son enquête tout autant que défaite d’a­voir une preuve incon­tes­table de l’in­fi­dé­li­té de Pierre. Sans tar­der, à peine sor­ti de la salle de bain, elle lui deman­da si véri­ta­ble­ment « il l’ai­mait tant que ça » car elle n’a­vait abso­lu­ment rien remar­qué de tel depuis quelques mois déjà, sou­li­gna-t-elle iro­ni­que­ment et dou­lou­reu­se­ment. Il avait plu­tôt l’air moins que jamais dési­reux de se rap­pro­cher d’elle, fut-elle obli­gée de conclure.
« Alors ? Qu’as-tu à dire ? » Son regard, à la fois fixe – comme ceux du chat face à une sou­ris sur laquelle il s’ap­prête à bon­dir – , et mou­vant par la crainte ner­veuse de la véri­té qui allait écla­ter, témoi­gnait de l’am­bi­va­lence pour l’at­trac­tion irré­sis­tible de la connais­sance et l’ef­froi qu’elle pro­voque immanquablement.
Que pou­vait-il pré­tex­ter ? Il avoua et pro­vo­qua ain­si une période de crise qui enté­ri­na sa pas­sion pour Estelle dans une défi­ni­tion assez com­mune de l’a­mour : qui com­mence par l’embrasement et s’es­souffle dans la rou­tine. Mais main­te­nant, Estelle était morte, sui­ci­dée, auto-anéan­tie. Il vou­lait croire à l’ac­ci­dent car les causes de son décès n’é­taient pas démê­lées et ne le seraient sans doute jamais. Il savait cepen­dant que le doute pla­ne­rait jus­qu’à la fin de ses jours, Estelle ayant empor­té avec elle ses inso­lubles contra­dic­tions. Aurait-il pu le pré­voir déjà alors que chaque ren­contre à leurs débuts se sol­dait par une sau­vage étreinte qui aurait rani­mé les morts ?
Mais c’é­tait pré­ci­sé­ment cela qui aurait dû pla­cer un peu de méfiance dans son esprit et son corps si faci­le­ment subor­nés par l’ap­pé­tit sexuel d’Es­telle : Estelle ne suçait pas Pierre, elle s’ap­pli­quait, les yeux fer­més, à lui hap­per une sub­stance vitale ; quand Estelle criait, ce n’é­tait pas de plai­sir mais de sou­la­ge­ment ; quand elle lui récla­mait d’être intrai­table avec son étroit ori­fice, ce n’é­tait pas par vice, mais par une étrange néces­si­té sou­ter­raine de sen­tir, par la dou­leur com­prise, qu’elle sen­tait et res­sen­tait, qu’une forme de limite de son exis­tence avait été fran­chie dans son corps et par lui.
Plus tard, – bien avant d’être mère, encore dans l’é­té de leur ren­contre – elle confia à Pierre quelques-uns de ses fan­tasmes dans un de ces moments où cha­cun brûle du délice de la confi­dence impu­dique de les réa­li­ser ; elle pré­ci­sa alors une chose qui aurait dû en tout état de cause demeu­rer l’ai­guillon de l’i­ma­gi­na­tion si la chair ne pos­sé­dait pas ce pou­voir d’in­cen­dier la rai­son. Elle avoua donc qu’elle rêvait « de se retrou­ver au milieu d’une dizaine d’hommes qui pas­se­raient sur elle à tour de rôle en la pre­nant par le cul, le con, alter­na­ti­ve­ment, simul­ta­né­ment, tout en étant occu­pée à sucer des sexes ten­dus vers sa bouche », et ce, expli­qua-t-elle, « pour que mon corps se sente enfin exis­ter fol­le­ment ». Pierre, qui aurait pu se sai­sir de cette occa­sion pour deman­der ce que le mot « enfin » sug­gé­rait de frus­tra­tions ren­trées, man­qua alors du cou­rage de décou­vrir ce qu’il y avait de peu avan­ta­geux à le savoir. Son incons­cient pla­ça com­mo­dé­ment l’a­veu dans l’é­ro­tique de la confiance, au rang de leur com­pli­ci­té natu­relle. Oui, Estelle convoi­tait cette « exis­tence folle » par le corps comme s’il lui avait man­qué la pos­si­bi­li­té de se pro­cu­rer ce sen­ti­ment de tota­li­té par d’autres moyens, comme celle de l’es­prit, de l’a­mour, de sa pas­sion pour la lit­té­ra­ture. Elle était de ce point de vue inca­pable d’une forme de subli­ma­tion quel­conque, soit débor­de­ment fan­tas­tique de la mesure (dans l’hy­po­thèse opti­miste) soit faille énorme, souf­france remon­tée des abysses qui, comme tou­jours, montre le bout de son nez par le che­min qu’elle aurait emprun­té avant d’al­ler se tapir sous le sable des océans.
Et l’i­dée qui exci­ta Pierre, par les mots qui sécrètent les images, trou­va non pas un écho mesu­ré, mais au contraire une force de com­pli­ci­té extra­va­gante, une libé­ra­tion des ins­tincts conte­nus dans le mariage, si bien qu’il fut déci­dé, dans les jours qui sui­virent où cette idée gon­fla jus­qu’à prendre le tour d’une néces­si­té impé­rieuse, de faire un tour dans une auberge échan­giste, un lieu où l’on laisse ses inhi­bi­tions au porte-man­teau des ves­tiaires pour lais­ser au corps, ce corps aux aspi­ra­tions énig­ma­tiques, tout le soin d’ex­ha­ler ses demandes dans une entente consen­suelle. Une déci­sion « adulte » concer­nant « deux adultes », jubi­la-t-il d’ex­pli­quer avec la cer­ti­tude presque naïve que les dési­rs du corps, quand ils s’é­cou­laient sans rete­nue, pussent s’ac­cor­der sans mal avec la rai­son por­tée à la matu­ra­tion d’un cer­veau « adulte ».
Par­lons du lieu d’a­bord : situé dans la cam­pagne rieuse du Lubé­ron excen­trée et offrant des réclu­sions au fond des champs propres à exal­ter la vie sau­vage, il n’ap­pa­rais­sait qu’au détour de plu­sieurs kilo­mètres de che­mins de terre, comme une pré­misse lan­gou­reuse et sinueuse au bal­let noc­turne des fan­tai­sies débri­dées. Faut-il sou­li­gner main­te­nant qu’Es­telle enver­ra son convoi mor­tel à quelques cen­taines de mètres de là ? Voi­là un tra­gique constat qui ne man­que­rait pas d’in­ci­ter le liber­tin à rebrous­ser son che­min ou du moins à redes­cendre les éche­lons de son exci­ta­tion jus­qu’à affec­ter l’é­lan qui l’y pous­sait. Quant à Pierre, il com­prit par­fai­te­ment la proxi­mi­té des deux des­ti­na­tions qui, à leur manière, décri­vaient une tra­jec­toire com­mune pour qui­conque avait appro­ché Estelle de près : la recherche dans le char­nel de ce qui dépasse le char­nel, dans l’es­poir pla­cé dans le sexe à son impasse et à sa réso­lu­tion dans la mort. Estelle avait vécu dans son corps comme on évo­lue dans une pri­son, pri­son de laquelle elle avait ten­té de sor­tir par les mêmes méca­nismes qu’elle y était entrée. Cela bien sûr il l’i­gno­rait alors que la voi­ture pro­gres­sait tran­quille­ment vers le lieu d’é­lec­tion de leur débauche.
Nous voi­là arri­vés à l’es­pèce de masure pro­ven­çale, d’ap­pa­rence cam­pa­gnarde : durant le tra­jet Estelle et Pierre rirent aux larmes ima­gi­nant en patronne des lieux, une « bonne cagole de Mar­seille », maquillée jus­qu’au fond de l’œil, la poi­trine légè­re­ment tom­bante sur un corps bou­di­né, accom­pa­gné d’un gen­til gaillard, son com­pa­gnon com­plai­sant à la lèvre supé­rieure sur­mon­tée d’une mous­tache, bedon­nant et sur­tout arbo­rant un accent pro­ven­çal à cou­per au couteau…
« Si c’est aus­si pathé­tique, on boit un verre et on s’en va, pré­vint Estelle, qui, comme toute femme conser­vait encore quelques petites pré­ven­tions contre son propre désir, comme si celui-ci ris­quait de lui échap­per, de mener une vie en dehors de toute volon­té, inquié­tude qui à la véri­té aurait peut-être dû ren­con­trer un écho plus sérieux si l’âme d’Es­telle se fût mieux dévoi­lée à elle-même et à Pierre. Mais elle était aus­si tra­vaillée par les ques­tions géné­rales liées à son sexe : l’as­pi­ra­tion mater­nelle consis­tant à ras­su­rer, à pré­ser­ver la part de ten­dresse humaine liée ins­tinc­ti­ve­ment à la trans­mis­sion de la vie, cette image de confor­mi­té à la digni­té de sa bio­lo­gie qu’elle devait gar­der au fond d’elle-même pour s’é­vi­ter la bas­cule dans la pri­son mono­li­thique des pas­sions, rôle qui pou­vait finir, comme elle le redou­tait, le pres­sen­tait peut-être déjà, par l’en­ve­lop­per inté­gra­le­ment jus­qu’à défi­nir son « être », l’in­car­cé­rer, la pla­cer dans une divi­sion entre sa pro­pen­sion à la goin­fre­rie char­nelle et la pure­té de l’en­fan­te­ment. Estelle ne vivait ni plus ni moins la dis­tor­sion inso­luble de la femme dont le corps est tra­ver­sé par l’en­fan­te­ment, la mise au monde d’un inno­cent, et la force inverse remon­tée depuis le chaos de la nature, tou­jours prêt à jaillir comme une lave brû­lante sans aver­tir la pro­prié­taire du corps qui ne sait si elle doit se fier au règne des forces tel­lu­riques ou bien aux paroles des sages sur la maî­trise des pas­sions. Alors que Pierre, ne s’in­quié­tait nul­le­ment en homme anthro­po­lo­gi­que­ment plus dis­po­sé à l’a­ven­ture, embras­sant la jeu­nesse d’une nou­velle vie ; et une nou­velle vie, pour un homme, consiste sou­vent à trou­ver le vin de vigueur dans la conquête d’une femme qui excite ses sens, un visage et un sou­rire plus jeunes, qu’im­porte que le diable en per­sonne ait com­po­sé le masque, façon­né sa séduc­tion, illu­mi­né son rire et son regard.
Il avait dû quit­ter sa pre­mière femme presque du jour au len­de­main après que celle-ci eut démas­qué son infi­dé­li­té, et d’une cer­taine manière, reven­di­quer haut et fort sa rela­tion avec Estelle pour que sa vie ne prît pas alors la tour­nure d’un reten­tis­sant échec où, per­dant d’un côté, il n’au­rait été pous­sé dans les bras d’Es­telle que par crainte de se retrou­ver seul et fina­le­ment d’a­voir quit­té trop vite une femme aimante, un foyer avec une ado­rable petite fille pour une rela­tion qui n’en valait pas la peine. Aus­si avait-il embras­sé l’exis­tence aux côtés d’Es­telle comme le meilleur anti­dote contre la vieillesse, l’a­va­chis­se­ment, l’en­nui, la mort ; sans se dou­ter, alors qu’il s’é­mous­tillait de sa pre­mière soi­rée chez les liber­tins, que pré­ci­sé­ment, pour Estelle et donc pour lui, par retom­bée, les choses auraient une signi­fi­ca­tion exac­te­ment inverse.
Un couple les accueillit, char­mant, elle une femme curieu­se­ment sans extra­va­gance, sans ce maquillage outran­cier qu’Es­telle s’é­tait figu­ré, sans un accou­tre­ment par­ti­cu­lier, non plus ; ma foi, elle por­tait une robe assez mou­lante, mais aucune marque osten­sible de son métier, ce com­merce du sexe léger, ne trans­pa­rais­sait sur ses traits fins, sa coif­fure nette, et la dis­cré­tion de sa voix ; quant à l’homme, une cin­quan­taine d’an­nées envi­ron, plu­tôt bon­homme, il sem­blait heu­reux dans sa fonc­tion de cicé­rone des lieux, insis­tant sur quelques aspects, et au pre­mier chef duquel le res­pect du choix des femmes : aucun homme, s’il n’é­tait invi­té par une femme, n’a­vait le droit de se faire plus entre­pre­nant que de raison.
Ils péné­trèrent dans les lieux avec un sou­rire com­plice et amu­sé, s’é­tant mis par avance d’ac­cord de par­tir si quelque chose ne leur conve­nait pas, ayant déci­dé de ne rien pré­voir ni de leurs limites ni de leur licence :
« Je ne sais pas si les fan­tasmes ne devraient pas res­ter où ils ont ger­mé, avait-elle expli­qué la semaine pas­sée à Pierre, alors que les pres­saient des envies liber­tines comme le jus qui gonfle le fruit prêt à éclater.
– Oh, tu t’in­quiètes déjà ! Alors, tu as la trouille, on dirait ! lui avait mali­cieu­se­ment répli­qué Pierre pour la pro­vo­quer un peu.
– Mais Pierre, ima­gine que ce que l’on découvre là-bas, si tu me vois faire des choses et réci­pro­que­ment, pro­voque exac­te­ment l’in­verse de ce que l’on se figure, maintenant !
– Écoute, Estelle, j’ai quit­té ma femme pour toi. Lais­sé un foyer der­rière moi avec ma petite fille que je ne vois plus assez à mon goût. Tu n’y es pour rien, bien sûr. Mais, selon toi, est-ce pour mener une vie sans risque ? Est-ce pour me retrou­ver dans la même situa­tion qu’au­pa­ra­vant ? Ce qui m’a plu chez toi, et tout de suite, c’est ta liber­té. Le fait que tu ne craignes pas ton désir, que tu ne le restreignes pas, que tu n’aies pas son­gé un ins­tant à le bri­der pour soi-disant répondre à la bien­séance ridi­cule qu’on colle aux femmes et qui sou­vent, flé­trit l’a­mour pour­tant bien réel que deux êtres se sont voué. Tu vois, je suis per­sua­dé qu’il faut désor­mais prendre tous les risques, y com­pris celui de nous éloi­gner l’un de l’autre. Il n’y a pas d’a­mour pos­sible, fort, puis­sant sans qu’on ne le menace. Il se pour­rait que je sois aus­si très jaloux de te voir bai­ser avec d’autres hommes, il se pour­rait que tu me détestes de l’ac­cep­ter, si je l’ac­cepte et que je m’en trouve exci­té. Il se pour­rait aus­si bien que nous deve­nions plus com­plices encore.
– Oui, mais te perdre…ne pas pro­té­ger tout ce que nous éprou­vons l’un pour l’autre…Peut-être devrions-nous nous mettre quelques règles d’abord ?
– De quoi as-tu peur Estelle ? Si quelque chose ne va pas, nous par­ti­rons, c’est tout. Nous nous le dirons. Nous ne devons pas nous trans­for­mer en bour­reau l’un pour l’autre. »

Après tout, il avait qua­rante-deux ans, avait eu un pre­mier mariage, une vie ran­gée et Estelle, plus jeune de douze ans, n’a­vait rien connu de la pri­son des liens ; son inquié­tude pou­vait aisé­ment se com­prendre. Mais lui devait prou­ver quelque chose, se le prou­ver, la débauche lui était encore étran­gère et il l’a­bor­dait en toute inno­cence, le cœur léger et égoïste. Elle par contre, cou­vait déjà une grande connais­sance des niches obs­cures du corps où l’âme aime à se tapir, et pour elle, jamais impunément.
Une salle qui res­sem­blait à une boîte de nuit où déjà dan­saient à demi nues trois femmes las­cives ne dédai­gnant pas quelques caresses entre elles, sur les seins, les fesses ; des hommes curieu­se­ment timo­rés qui les lor­gnaient un verre à la main ; des salles plus recluses où s’é­bat­taient des couples que l’on pou­vait sur­prendre par des judas ou en ren­trant déci­si­ve­ment dans les pièces tenues dans une semi-obs­cu­ri­té sug­ges­tive. Estelle et Pierre étaient encore habillés et visi­taient les lieux comme les pro­prié­taires d’une future mai­son dont ils humaient les odeurs sans l’a­voir encore inves­tie : à la vue d’un couple qui se rap­pro­chait insen­si­ble­ment d’un autre pour se mêler en qua­tuor, ils échan­gèrent un regard amu­sé et encore gêné, mais déjà excité.
Ils s’ins­tal­lèrent au bar, com­man­dèrent un gin tonic. Une ser­veuse, seins nus rem­plis­sait leur verre ; elle avait vrai­ment des seins volup­tueux, lourds mais tenus, blancs, lai­teux et à l’au­réole rose. A la vue de tels seins, les posi­tions les plus scep­tiques, les hommes les plus conte­nus, n’au­raient sans doute pas ter­gi­ver­sé pour recon­naître là l’in­faillible preuve d’une beau­té supé­rieure, inhé­rente à un ordre natu­rel qui échappe à la com­pré­hen­sion de l’homme pour se poser sim­ple­ment à sa pré­hen­sion par le regard, la sen­sa­tion, le désir : ces seins tels qu’ils sont, sont inef­fa­ble­ment beaux.
Estelle qui n’é­tait pas atti­rée par les femmes, se tour­na vers Pierre à qui elle avoua qu’elle les lui cares­se­rait bien.
« Je crois qu’elle est payée pour nous ser­vir, chu­cho­ta Pierre à l’o­reille d’Es­telle. Elle ne par­ti­cipe pas au truc…mais il y en peut-être d’autres qui pré­sentent pareils atouts…
– D’a­bord, j’ai envie qu’on se trouve un coin tranquille.
– Quand tu veux, où tu veux, ma beauté… »
Ils prirent un second verre pour se gri­ser. Les lumières, les femmes qui dan­saient sur la piste, les hommes qui s’en rap­pro­chaient insen­si­ble­ment, les hommes qui regar­daient de façon insis­tante Estelle, les caresses de Pierre, finirent par les étourdir.
« Je bande » annon­ça-t-il, le regard brillant, lubrique.
Ils se dépla­cèrent alors vers une petite pièce occu­pée par per­sonne mais dont le mur judi­cieu­se­ment troué, lais­sait tout loi­sir aux regards voyeurs de se délec­ter de leur étreinte, et même d’y glis­ser le sexe puisque les trous étaient pla­cés à des hau­teurs dif­fé­rentes. Cela sem­blait un excellent début, une tran­si­tion vers peut-être d’autres échanges. Etre vus sans voir ; bran­ler, sucer un inconnu…
La pers­pec­tive les exci­ta au plus haut point. Estelle reti­ra sa robe et lais­sa entre­voir les des­sous auda­cieux qu’elle avait déni­chés l’a­vant-veille pour l’oc­ca­sion, sans les avoir mon­trés à Pierre. Un sou­tien-gorge noir tota­le­ment trans­pa­rent lais­sant sor­tir les pointes des seins, une culotte assor­tie avec une échan­crure lon­geant la fente des fesses. Quand Pierre décou­vrit la cam­brure d’Es­telle mise en relief par ce des­sous qui arron­dis­sait sa croupe et invi­tait expli­ci­te­ment à la caresse, il se deman­da s’il ne rêvait pas, si cette débauche de sexua­li­té lui était bien réser­vée, si la vie, dans ses étranges confi­gu­ra­tions, l’a­vait élu pour rece­voir l’un des plus beaux pré­sents qu’elle ait jamais conçu pour un homme, le désir ardent mou­lé aux courbes d’une femme, désir comme une pré­sence irré­duc­tible d’une liber­té pla­cée au-delà même de la jouis­sance du corps, dans un contact pre­mier et intact à tout écha­fau­dage théo­rique, à toute emprise des normes et des bar­rières dres­sées entre les hommes et les femmes.
Il était déjà exci­té, et même sur­ex­ci­té. Mais, trop conscient de la grâce d’Es­telle, de sa libre sen­sua­li­té, il retint le galop de ses nerfs par­ti de l’é­pine dor­sale jus­qu’au cer­veau où le jouir passe de l’ins­tant à la durée par l’ef­fort, une forme de men­ta­li­sa­tion ; et c’é­tait un nou­veau plai­sir que de rete­nir, de poser une main qui pal­pait aus­si tran­quille­ment que pos­sible les fesses d’Es­telle, alors que déjà son sexe rêvait de l” « enva­hir », – c’é­tait le mot qu’ils avaient élu pour par­ler du moment où l’en­vie à cran ne souf­frait plus l’at­tente. Estelle se prê­tait aux caresses et ne man­quait pas d’y adjoindre les siennes sur son sexe dur­ci, et comme son exci­ta­tion se rami­fiait dans les ter­mi­nai­sons ner­veuses les plus fines, elle tour­na son regard vers les ori­fices de la cloi­son où des yeux mou­vants ten­taient de l’at­teindre, et c’é­tait déjà pour elle comme des mains pelo­teuses qui explo­saient le domaine de la sen­sa­tion. Elle s’a­van­ça vers le mur des voyeurs avec Pierre, lui dégra­fa le pan­ta­lon, sor­tit son membre ten­du à son ivresse, et tout en l’a­va­lant, le léchant, le pour­lé­chant de la base au som­met, invi­tait les yeux à céder la place aux sexes, à mener la pul­sion sur le che­min où elle ren­contre le soulagement.
Deux sexes tur­ges­cents s’of­frirent à sa bouche dans l’i­mage du don le plus élé­men­taire. Déjà, Estelle ne voyait plus Pierre, déjà Pierre retrou­vait cette Estelle dont il connais­sait main­te­nant l’in­sa­tié­té, cet appé­tit dévo­rant qui sur­gis­sait dans la pénombre de sa conscience, au moment de l’é­trange céré­mo­nie où elle se trans­for­mait en point de contact de forces énig­ma­tiques. Et quand elle se mit à sucer le sexe ano­nyme qui aurait trans­per­cé le trou du mur pour par­ve­nir jus­qu’à elle, il eut un moment de sidé­ra­tion, non pas de frayeur pure, mais un fré­mis­se­ment indé­fi­nis­sable où se côtoyaient la dépos­ses­sion et la mys­té­rieuse sen­sa­tion qu’en la voyant se don­ner à d’autres, il démul­ti­pliait les moyens de la pos­sé­der. Pour la pre­mière fois de sa vie, il jouis­sait de la réver­si­bi­li­té de la dou­leur, de celle qui consiste à por­ter la ten­sion des nerfs à la crête don­nant sur le ver­sant de la colère ou de l’eu­pho­rie, selon que l’on fasse dos à l’un ou à l’autre de ces sen­ti­ments. Ce fut le choix le plus rapide de sa vie, un choix incom­pris et sans doute incom­pré­hen­sible dic­té par un but incons­cient, le but que se fixe celui qui prend la sexua­li­té au sérieux pour savoir où elle nous mène, où elle veut nous mener si on la laisse se dérou­ler jus­qu’au bout. Qu’y avait-il au bout de ces seins érec­tiles, de ses sexes gor­gés de sang, de ses doigts qui cher­chaient les fentes ? Un début ou une fin ?
Voi­là, Estelle pas­sa d’un sexe à l’autre et bien­tôt, elle pré­sen­ta sa croupe à Pierre, sa culotte fen­due pen­dant qu’elle suçait le second sexe qui, joueur, allait et venait dans sa bouche. Un homme se glis­sa dans la pièce au moment où Pierre enfour­cha Estelle. Il se mas­tur­bait en les regar­dant, presque dis­crè­te­ment. Pierre deman­da à Estelle si elle sou­hai­tait « être prêtée »
« Qu’ils viennent tous ! » Estelle ne vou­lait pas être prê­tée, mais mise en pièces, débi­tée en petits quar­tiers dont elle don­ne­rait un mor­ceau à cha­cun, Estelle ne vou­lait déjà plus de son corps, et pour une dépos­ses­sion totale, il n’est que sexe, mys­tique, art ou mort.
Aurait-il dû être effrayé par ce désir sans frein, sans limite, cette espèce de mons­truo­si­té à la voir s’af­fo­ler sur chaque membre, à la sen­tir à ce point-là sou­la­gée, mais d’un sou­la­ge­ment si pré­caire, si bref ? L’ai­mait-il de la voir être prise par qui vou­lait la mon­ter ? Une faim d’ogre, un fes­tin d’ogre ! Pierre en était encore au stade où son éton­ne­ment, comme un ciment frais, s’ef­fri­tait sans mal, peut-être parce qu’il ima­gi­nait que lui aus­si pour­rait goû­ter à la chair d’une femme, qui comme Estelle, invi­te­rait tous les hommes à l’ho­no­rer, et ain­si, lui aus­si connaî­trait-il cette sen­sa­tion de s’ou­vrir comme une plante hélio­trope jus­qu’à ren­con­trer cette brû­lure, cette expan­sion, cette démul­ti­pli­ca­tion où enfin le corps tout en étant occu­pé à s’au­to-engen­drer dans le plai­sir, semble échap­per à la limite de son enve­loppe en se pla­çant en com­mu­nion dans le cercle for­mé par Estelle, lui, les bac­chants et les bac­chantes. Cette intui­tion agis­sait comme une ivresse sur Pierre, exac­te­ment comme une liqueur forte, un alcool puis­sant qui un ins­tant offre au buveur cette éner­gie aphro­di­siaque où les bornes qui contiennent son corps, sa per­cep­tion, son intel­li­gence du monde et ses dési­rs, sont fran­chies et le glissent dans le monde dio­ny­siaque des orgies, de la musique, du vin, de la transe. Et pour les hommes du pré­sent, nulle céré­mo­nie, pro­ces­sion, rite, ne pour­voyaient à cette néces­si­té de ren­con­trer la pul­sa­tion chao­tique des pre­miers mou­ve­ments de la vie. Il suf­fi­sait de se rendre dans une boîte échan­giste sans prendre la peine d’en­tendre l’an­tique « Évo­hé !» pour célé­brer les triomphes de Dio­ny­sos. Ces orgies ne déte­naient même plus la petite note de trans­gres­sion réser­vée autre­fois aux bour­geois s’en­ca­naillant à l’ombre des socié­tés puri­taines. Déles­tée suc­ces­si­ve­ment de la pré­sence du divin et de la sub­ver­sion de l’ordre éta­bli, la débauche pou­vait bien s’ap­pa­ren­ter à une mise en abyme de ses par­ti­ci­pants pla­cés devant une infi­ni­té de miroirs se ren­voyant l’i­mage éga­li­taire de leur jouis­sance. Les pro­ces­sions païennes, où les femmes à demi-nues pos­sé­dées par l’ex­tase que leur ins­pi­rait le Dieu des excès, avaient donc lais­sé place à la file des clients venus consom­mer un verre et de la chair sans même sen­tir une odeur de soufre dans les narines : le vice lui-même n’ap­par­te­nait plus au diable. Nos com­mu­niants sans sacra­li­té cher­chaient mal­gré tout à connaître l’i­ni­tia­tion aux mys­tères, ici-même à l’é­cart du jour et des acti­vi­tés humaines, dans la clan­des­ti­ni­té qui conno­tait ces ébats d’une touche de per­ver­si­té mal venue que Pierre aspi­rait à lever comme une dalle scel­lant depuis trop long­temps l’en­trée de la vie pri­mi­tive. Il fal­lait donc sen­tir le flux mys­tique en son absence, et telle était sans doute la force des corps, voi­là ce que Pierre décou­vrait, com­men­çait à connaître : les corps pou­vaient s’en pas­ser, ils avaient leur céré­mo­nie propre, par­ta­geaient un secret com­mun qu’ils se répé­taient dans la langue uni­ver­selle des corps depuis l’o­ri­gine de la création.
Oui, il ne crai­gnait pas de ren­con­trer l’angle d’ou­ver­ture maxi­mal de son com­pas où se situait, à l’autre bout de la pointe, sa liber­té à l’é­tat de nature. Si pour un homme, toute la com­pli­ca­tion dans le car­can de la civi­li­sa­tion consiste à se faire accep­ter avec sa queue toute roide par un habi­tacle bien­veillant, invi­tant sans méchan­ce­té la rudesse tendre de son approche, il irait sans honte ici four­rer sa queue dans les ori­fices d’une femme en ver­tu de la simple loi qu’il était un homme et qu’elle serait une femme.
L’homme qui se bran­lait fut invi­té par Pierre à prendre sa place ; d’un geste de la tête, il remer­cia Pierre, et Estelle se retour­na pour voir cet homme dont le visage lui impor­tait peu puis­qu’elle s’é­tait éten­due à la res­tric­tion de son désir pour l’homme qui œuvrait dans son sexe, et qui convoi­tait désor­mais son cul. Il y péné­tra dou­ce­ment, avec d’é­tranges égards qui l’é­ner­vaient, exci­taient son impa­tience. Pierre obser­va l’homme manœu­vrer tran­quille­ment dans le cul d’Es­telle pen­dant qu’il lui pré­sen­ta sa queue à sucer.
« Tu aimes ? Il t’en­cule bien ?
Elle hocha de la tête tout en lais­sant glis­ser ses lèvres sur le sexe de Pierre.
– Je vais t’en­cu­ler un peu moi aus­si, d’accord ?
Pierre se reti­ra de la bouche et d’un air enten­du avec l’homme qui l’en­cu­lait de façon plus éner­gique et presque fré­né­tique cette fois, prit gen­ti­ment sa place. Tout était étran­ge­ment cor­dial : deux gent­le­men avec leur queue ten­due comme un arc, s’en­ten­dant sans paroles pour l’é­qui­té du plaisir.
Pen­dant que celui-ci se bran­lait, il deman­da à Pierre si Estelle serait d’ac­cord pour être prise à deux. Sans même répondre, comme s’il s’a­gis­sait d’un orchestre de jazz dont tous les musi­ciens s’ac­cordent d’un mou­ve­ment de la tête dans leur impro­vi­sa­tion, elle se déga­gea, allon­gea Pierre, vint s’empaler sur son membre et pré­sen­ta sa croupe à l’homme qui vint s’a­ge­nouiller et la péné­trer dans son plus étroit ori­fice. Et ce fut pour elle le feu d’ar­ti­fice qu’elle avait atten­du, convoi­té, cette sen­sa­tion d’être « enva­hie », enfin. La jouis­sance s’é­tait éle­vée à l’ex­tase. D’autres hommes assis­taient à la scène ; une femme éga­le­ment qui sem­blait jouir du spec­tacle tout en se cares­sant et en mani­pu­lant la queue de l’homme dans le cul d’Es­telle. Pierre la remar­qua et bien qu’il res­sen­tît une envie de déchar­ger presque insen­sée, il se retint.
– Il faut que je me retire, ma belle, je ne peux plus tenir.
Mais elle n’é­cou­tait plus déjà ; déjà, elle avait pas­sé le fleuve, se trou­vait sur l’autre rive que de jour l’on voit à peine tant elle est embru­mée. Un autre homme vint se pla­cer sous elle, tan­dis que l’autre déchar­gea dans son cul ; et puis ce fut l’en­fi­lade. Les hommes, peut-être six au total, atten­daient leur tour pour inon­der le cul d’Es­telle. Pierre pen­dant ce temps, essaya d’en­tre­prendre la seule femme pré­sente dans la pièce ; elle avait de très belles fesses mais des seins un peu petits à son goût. Néan­moins, elle se don­na géné­reu­se­ment, à lui, à d’autres. Et il jouit dans un élan triom­phal contre son ancienne mono­ga­mie, au milieu du foutre, de la sueur et des gémissements.
Dès qu’il eut fini, il se retour­na vers Estelle qui n’en finis­sait pas ; non seule­ment, chaque homme venait jouir dans son cul, mais en atten­dant leur tour, elle les suçait, à deux, trois sexes dans la bouche. C’é­tait spec­ta­cu­laire. Ter­ri­fiant et enivrant, mons­trueux et exci­tant. Mais, chez lui, l’ex­ci­ta­tion était pour l’ins­tant retom­bée. Après avoir joui aus­si vio­lem­ment, c’est à dire d’une façon aus­si déta­chée que pos­sible des sen­ti­ments qu’il éprou­vait pour Estelle – et aus­si des rivages où l’a­vait rete­nu le mariage – , il se ren­dit au bar, tra­ver­sa des zones d’or­gie, des copu­la­tions éphé­mères, d’un œil cette fois presque indif­fé­rent. Il ava­la un whis­ky cul-sec, et sen­tit sa tête lui tour­ner un peu ; une petite nau­sée le sur­prit au milieu de la fête en sen­tant son entre­cuisse col­lée du sperme d’autres hommes qui avaient par­ta­gé cette femme et la sienne. Il se ren­dit à la douche, se lava, se rha­billa. Puis, comme un appren­ti-voyou, encore tout esbau­di de son for­fait, retour­na sur les lieux de sa débauche. Il y retrou­va Estelle, le corps conges­tion­né de sexes. Des gros, des petits, des ten­dus, des mous. Et cette vision sou­le­va en lui, fort sou­dai­ne­ment, un sen­ti­ment de dégoût mêlé à une jalou­sie atroce, comme si son propre délire des sens, tant qu’il était ani­mé lui-même de la curio­si­té de ses propres limites, de la pos­si­bi­li­té de les recu­ler jus­qu’à l’in­dif­fé­rence même de l’ob­jet où il joui­rait, de ce pin­ce­ment pro­vo­qué par l’at­teinte du som­met où se confondent pos­ses­sion et dépos­ses­sion, n’a­vait été qu’un ins­tant cir­cons­crit dans le temps, une expé­rience qui, une fois accom­plie jus­qu’à son terme, aurait déli­vré une connais­sance défi­ni­tive dont la recon­duc­tion ne pou­vait être que déroute de l’âme. L’i­vresse désor­mais par­cou­rait les nerfs en sens inverse dans le flux de la conscience, lais­sant dans ce retrait décou­vrir les flaques d’eau sau­mâtre de la marée basse. L’exal­ta­tion retom­bait dans la souillure ; et pour­tant, aucune ins­tance morale ne lui avait dic­té cette pen­sée : elle lui était venue comme une odeur, celle de l’u­rine, plus pré­ci­sé­ment. Le grain de beau­té ornant la cam­brure d’Es­telle s’é­lar­gis­sait comme une ana­mor­phose sous l’œil désa­bu­sé de Pierre. Estelle pou­vait conti­nuer ain­si des heures et des heures durant sans même lever la tête et reprendre conscience de l’exis­tence de Pierre. Il sai­sit, dans cette vision défor­mée d’elle, une forme de recherche mor­bide, une quête d’a­néan­tis­se­ment. Les hommes qui s’ex­ci­taient dans son cul comme des chiens en rut, com­men­cèrent à pro­vo­quer en lui une colère, un violent rejet qui regar­dait la posi­tion d’Es­telle comme celle de l’humiliée.
Estelle n’é­tait plus qu’un point de cir­cu­la­tion de toutes les pul­sions des hommes dont aucun n’a­vait l’i­dée qu’elle pût être un indi­vi­du sen­sible, culti­vé, intel­li­gent et bon. Elle-même n’a­vait plus ses expres­sions habi­tuelles, ses yeux étant per­dus en eux-mêmes à l’i­mage des fous déli­rants en proie aux hal­lu­ci­na­tions. Toute cette scène d’ailleurs était main­te­nant hor­ri­ble­ment hal­lu­ci­née. Il aurait pu se dire : « Ils auront tout de son corps, mais la par­tie la plus pré­cieuse de son âme m’est réser­vée », mais quelque chose en lui butait sur ce corps en proie à une forme d’i­nas­sou­vis­se­ment fou qu’il n’a­vait que pres­sen­ti, et qui se confir­mait ici, sous ses yeux fixant l’œil du grain de beau­té comme un vaste trou noir où s’é­pan­chait la bes­tia­li­té du monde. Elle n’en était plus au stade du jeu, au stade où elle et lui auraient conser­vé une forme de com­pli­ci­té de laquelle ils auraient pu rire en sor­tant d’i­ci. Non, Estelle l’a­vait mis en garde à sa manière en réité­rant ses craintes avant de venir ; elle savait qu’une part d’elle-même cher­chait non pas le jeu, mais la « chute dans la chair », comme une des­cente jus­qu’à un point d’o­ri­gine où elle com­pren­drait quelque chose d’elle-même ou plus vrai­sem­bla­ble­ment, rejoue­rait une part impor­tante d’une his­toire qui lui échap­pait et dont elle ne sai­sis­sait ni les tenants ni les abou­tis­sants : une inquié­tude pro­fonde, une déchi­rure de l’âme qu’elle met­tait en scène à quatre pattes. Et la fron­tière est fra­gile entre le léger qui signe l’en­tente entre deux per­sonnes, et le grave où réap­pa­raissent, indé­pen­dam­ment de l’autre, ses propres failles qui se révé­lant si crues, déter­minent une image, une défi­ni­tion où se fixe à tout jamais ce « Je » qui est un autre, mais qui tout en étant autre, est plus que jamais lui-même. S’il fal­lait attri­buer à ce moment une touche d’au­then­ti­ci­té, c’é­tait non dans le plai­sir mais dans son envers. Pierre décou­vrait la véri­table nudi­té d’Es­telle, celle qu’il n’a­vait qu’en­tre­vue au cours de ces trois mois, mais la fin de l’é­té amène tou­jours l’o­rage. Estelle ne jouait pas, ne jouait plus !
– Viens, Estelle, nous en avons fini. Vous tous, pous­sez-vous. C’est ma femme, dégagez !
Comme sur­pris dans un songe, les hommes s’é­car­tèrent – la règle de ces endroits étant très stricte, l’oc­troi de l’as­sou­vis­se­ment dépen­dant du paci­fisme des conduites – et Estelle se retour­na, sem­blant décou­vrir le visage de Pierre.
« Ma femme », avait-il dit sans y pen­ser, et comme dans l’é­lan pre­mier et irré­duc­tible qui les reliait.
Elle se rele­va tout à trac, avec la mine per­plexe, et presque hon­teuse comme Eve décou­verte après son péché.
– Va te laver, je t’at­tends à l’en­trée, nous ren­trons » Il par­lait en mari, mais en mari rudoyant et dépris de l’es­time de sa femme ; le mari de vani­té. Le retour par les che­mins de cam­pagne fut sec, métal­lique. Elle sen­tait qu’il fal­lait se taire et il ne vou­lut pas bri­ser le silence. Un sen­ti­ment de honte, un res­sen­ti­ment lar­vé, des reproches infor­mu­lés qui cor­rom­paient la pure­té de la nuit étoi­lée de cet été finis­sant. Le charme était rom­pu, le retour de sab­bat reten­tis­sait de la rup­ture avec l’ordre accep­table du désir.

Après cet épi­sode, Pierre prit ses dis­tances avec la belle jeune femme et cher­cha même à se rap­pro­cher de son ancienne femme, comme dégri­sé après une longue nuit d’i­vresse. Estelle s’ef­fa­çait comme un rêve, n’é­tait plus qu’une ébauche ache­vée en débauche dans l’es­prit de Pierre. Sen­tant qu’elle avait bla­sé en lui le feu fra­gile de l’a­mour, Estelle se mor­ti­fia dans son coin sans le rap­pe­ler, fit preuve d’at­ten­tion ponc­tuelle et déli­cate, lui envoya des livres avec les petites réflexions qu’elle en avait tirées comme pour res­sus­ci­ter la magie de leurs pre­miers émois. Il répon­dait gen­ti­ment, sen­tait par­fois le sucre de ses lèvres quand il l’a­vait embras­sée la pre­mière fois, mais tou­jours lui venaient des relents de mémoire comme des effluves d’é­gout. Il s’en vou­lait de lui en vou­loir, ou plu­tôt de ne plus la vou­loir, de faire peser sur leur pas­sion la défaite qu’elle, autant que lui, avaient pro­gram­mée dans l’hal­lu­ci­na­tion de cette nuit de sabbat.
Estelle néan­moins fit tout pour le rete­nir : elle lui pro­mit d’en­ta­mer une psy­cho­thé­ra­pie « ayant conscience », annon­ça-t-elle solen­nel­le­ment « d’un pro­blème », déci­sion nor­ma­tive cen­sée assou­plir Pierre, le ras­su­rer. Ce fut une période de longues ter­gi­ver­sa­tions, où Pierre comme après un choc por­té à la nuque, voyait sa dou­leur le relan­cer sans pré­ve­nir. Il décou­vrait qu’il n’ai­mait plus du tout sa femme, qu’en allant se ras­su­rer auprès d’elle, il se men­tait, comme il se men­tait dans le liber­ti­nage. Tout son être flot­tait dans l’in­dé­fi­ni­tion : il igno­rait si son amour pour Estelle s’é­tait épui­sé dans cette nuit de Wal­pur­gis ou si son regard pou­vait encore l’in­no­cen­ter. Un démon, après les avoir séduits et atti­rés dans son piège, s’in­ter­po­sait entre eux.
Il revoyait Estelle, et c’é­tait tou­jours à sa demande à elle, mais ils ne s’ap­pro­chaient plus phy­si­que­ment l’un de l’autre. Dans cette diète, elle essaya de rela­ti­vi­ser, de rap­pe­ler à Pierre que lui aus­si avait com­mis, avec une autre, quelques « excès », qu’elle aus­si était en droit d’é­prou­ver des sautes de jalou­sies, qu’ils ne s’é­taient pas assez concer­tés avant bien qu’elle eût ten­té de poser quelques limites. Mais Pierre ne pou­vait expli­quer à Estelle la pro­fonde atteinte à son propre désir à lui, que ce dégoût qu’il avait éprou­vé ne s’es­tom­pait que très par­tiel­le­ment, même s’il essayait de s’en déta­cher. Les images d’or­gie de la nuit pas­sée dans cette auberge défi­laient avec Estelle au centre, mais sans la fas­ci­na­tion éro­tique qu’elles pou­vaient exer­cer sur un homme. Au contraire, l’ob­sé­daient les ric­tus de la nuit macu­lée d’une odeur de bou­che­rie, de chairs entuyau­tées dans une chaîne d’a­bat­tage, le grain de beau­té comme l’œil du démon qui en échange de l’i­vresse du pré­sent, cor­rompt le pas­sé et l’a­ve­nir. Le lien ténu qui sépare le plai­sir du dégoût, sacri­fiait la pauvre Estelle qui pour­tant avait cru à la liber­té de Pierre, à sa géné­ro­si­té. Un homme avec qui la tota­li­té de ce qu’elle était pou­vait être aimée, cette tota­li­té ver­ti­gi­neuse de chair inas­sou­vie dont per­sonne, déci­dé­ment per­sonne ne vou­lait être le dépo­si­taire et donc, le sau­veur, l’ai­mant abso­lu. Mais quel homme aurait pu se plon­ger à ce point dans l’a­bîme que creu­sait son bas­sin à l’en­droit pré­cis où son grain de beau­té sem­blait ouvrir un gouffre ? Estelle voyait en Pierre sa seule chance de sau­ve­tage se dis­si­per, sa fémi­ni­té encore écon­duite dans la malé­dic­tion de son sexe. Estelle la mau­dite, la mau­vaise étoile, pen­sait-elle, l’é­lue du démon : qui la sau­ve­rait ? Auprès de Pierre, elle se défen­dait comme elle pouvait :
« C’est toi qui n’as pas vou­lu entendre par­ler de limites, rappelle-toi !
L’é­té finis­sait sur les places du vieux Manosque ; déjà un vent balayait les ardeurs pas­sion­nelles de la belle sai­son, comme un remords ; sep­tembre dépo­sait sa mélan­co­lie sur les places, recou­vrant les joies de l’é­té de feuilles déjà mortes. Elle buvait sa limo­nade à la ter­rasse du café de l’Hô­tel de Ville avec une par­ci­mo­nie pleine de repentance.
– Figure-toi que j’ai démê­lé nombre de pro­blèmes avec le psy­cho­logue, reprit-elle. Mais si je veux bien prendre ma part dans cette affaire, il faut prendre la tienne ! Nous sommes peut-être allés un peu loin sans avoir mesu­ré nos forces et nos limites. Tout ne peut pas être remis en ques­tion à cause d’une mau­vaise expé­rience ! » Elle adop­tait la langue de la rai­son com­mu­né­ment admise, ne sachant pas elle-même si elle y adhé­rait. La force qui l’ha­bi­tait, elle le savait, n’a­vait rien de la névrose ordi­naire que l’on calme avec des moyens ordi­naires ; ce vol­can, qu’elle avait réus­si à endor­mir par­fois, se réveillait comme une révolte contre la créa­tion entière. Ses rêve­ries l’a­me­naient sou­vent à s’i­den­ti­fier avec une pos­sé­dée, une réin­car­na­tion démo­niaque d’un monstre femelle, un suc­cube, mais après tout, ce trait n’eût pas été si embar­ras­sant s’il n’eût empê­ché en elle l’ac­cès à l’a­mour. Car si elle était pos­sé­dée par le démon, celui-ci avait agi ter­ri­ble­ment : n’ha­bi­tant qu’une par­tie de son âme, lais­sant l’autre moi­tié à la com­mune condi­tion humaine, il tarau­dait la chair sans effa­cer le remords, il débri­dait les pul­sions sans épar­gner sa proie de la recherche des sen­ti­ments et du besoin d’être aimée.
Pierre éprou­vait de la pitié pour elle et de fait, avec les semaines, les sou­ve­nirs pénibles s’es­tom­paient. La fraî­cheur des pre­miers moments de sa pas­sion pour Estelle, aus­si. Il la voyait sans déplai­sir, mais sans res­sen­tir l’élec­tri­ci­té qui avait gal­va­ni­sé ses nerfs et l’a­vait fait accou­rir pour la retrou­ver et men­tir au monde entier pour des ins­tants volés.
Peu à peu, un cours de rela­tion tran­quille s’ins­tal­la, l’au­tomne avec, après cet été où le plai­sir et la dou­leur avaient nour­ri le même feu ; puis, ron­ron­nant comme l’hi­ver où leurs visites se régu­laient sans à‑coups. Elle avait réus­si à le rete­nir un peu, et se rete­nir aus­si : elle ne le tou­cha pas pen­dant deux mois, atten­dant sage­ment l’i­ni­tia­tive ; aimait-elle Pierre au fond ? La réponse ne venait jamais comme une évi­dence. Sa fra­gi­li­té, ses trente ans qui reten­tis­saient dans son ins­tinct mater­nel et la pres­saient de trou­ver ce que toutes les femmes, ou presque, recherchent, – la sta­bi­li­té, la ten­dresse, la sécu­ri­té du foyer –, ses échecs pas­sés, ses dou­leurs char­riées dans la pénombre des dési­rs sans fin, les mau­vaises ren­contres qui donnent l’ha­leine pâteuse au petit matin d’une nuit pas­sée à boire, puis à se frot­ter aux organes d’un incon­nu dont l’o­deur creuse la nau­sée de l’aube humide et hâve, tout cela donc récla­mait un socle solide sur lequel le nom même de Pierre invi­tait à se poser. Dans ce nou­veau besoin, Pierre se pré­sen­tait comme l’homme de la situa­tion, l’homme aimable pour ses pro­jets qui, s’ils ne la condui­saient pas vers cet hori­zon des­si­né par ses ins­tincts, l’au­raient peut-être menée à se sui­ci­der plus tôt, dans les draps moites de l’esseulement.
Ils reprirent rai­son­na­ble­ment la vie en couple, mais cette fois dans des contours plus conven­tion­nels, dans l’is­sue du même piège des « liens », finirent par se marier et Estelle mit au monde son petit gar­çon. Sur le plan char­nel, Estelle se rete­nait un peu, crai­gnait ses propres excès, n’al­lait pas au-delà de ce qu’elle ima­gi­nait consti­tuer une ligne Magi­not du désir. Elle lui faci­li­ta la tâche pour la trou­ver telle qu’il la vou­lait : exci­tante mais lui réser­vant l’ex­clu­si­vi­té de son exci­ta­tion, tendre, com­pré­hen­sive : mère en tout point. Pierre jouis­sait de cette belle femme, des dis­cus­sions qu’il avait avec elle, de la cha­leur de son corps, de sa ten­dresse. Et com­prit qu’il était moins témé­raire que ce qu’il avait cru. Il s’a­don­na au tra­vail avec pas­sion et à l’é­du­ca­tion de son petit gar­çon également.
« Fina­le­ment, entre les pas­sions exci­tantes mais poten­tiel­le­ment des­truc­trices de l’âme et la vie réglée, il faut choi­sir. J’au­rais pu le com­prendre avant de tor­piller mon pre­mier mariage et ne pas infli­ger à une femme et à une enfant mes propres erre­ments. Mais, non, il m’a fal­lu tra­ver­ser le miroir pour reve­nir au point de départ. C’est amer. Heu­reu­se­ment qu’il m’a été don­né de retrou­ver un peu de cette famille que j’ai perdue. »
Voi­là ce que pen­sait de temps à autre Pierre quand il recon­si­dé­rait l’é­trange confi­gu­ra­tion que son his­toire lui ins­pi­rait. Il avait par­cou­ru un cercle, comme le pri­son­nier qui essaie de s’é­chap­per de nuit, mais, n’y voyant goutte, s’a­per­çoit au petit matin qu’il a tour­né en rond. Il était reve­nu à son point d’origine.

-II-
Deuxième été.

Les années pas­sèrent, et Estelle tout étant d’ap­pa­rence constante, deve­nait par moments plus dis­tante. Exté­rieu­re­ment, tout sem­blait en paix, mais cette paix avait jailli d’un choc sur­mon­té, et tant que durait la secousse du choc dans cette recherche phy­sique du retour à la sta­bi­li­té, on ne pou­vait pas en mesu­rer réel­le­ment l’im­pact, la pro­fon­deur, les causes qui s’é­chap­paient au fur et à mesure que la faille se refer­mait ; elle et Pierre n’a­vaient sur­mon­té leur épreuve que dans la volon­té qui régi­mente la sur­face polie des lois sociales, des conven­tions géné­rales. Mais la tra­ver­sée d’Es­telle dans la mer d’huile de l’en­fan­te­ment, la pro­gres­sion fluide et scin­tillante vers son état pri­mor­dial, avaient en quelque sorte épui­sé la cible utile à cette fin, l’éner­gie vam­pi­ri­sée contre sa propre nature par l’ins­tau­ra­tion d’une mono­ga­mie arra­chée à la recon­quête de Pierre, ses efforts sur elle-même et sur lui pour atteindre la rive de laquelle ses ins­tincts l’ap­pe­laient à plon­ger pour deve­nir mère : son insis­tance à rete­nir Pierre n’é­tait que la ruse de ses organes.
Désor­mais, quand Pierre lui par­lait, elle sem­blait sou­vent pré­oc­cu­pée, absor­bée dans ses rêve­ries ; par­fois, elle ne répon­dait même pas. Elle lisait fré­né­ti­que­ment, et dès que le petit fut en âge d’al­ler à l’é­cole, se ména­geait des sor­ties avec des amies ses jours de relâche à la librai­rie. Les pro­jets de Pierre, ses sou­cis liés à la direc­tion d’une impor­tante socié­té qu’il avait lui-même créée, ne l’in­té­res­saient abso­lu­ment pas. Elle s’en­nuyait à ses récits ; Pierre qui n’a­vait jamais craint de revoir les vieux démons reve­nir entre eux, com­men­ça à s’in­quié­ter de la froi­deur appa­rente de sa femme, y com­pris dans le lit com­mun où elle ne cher­chait même plus à se ras­sa­sier. Était-elle gué­rie ? Elle ne se plai­gnait de rien. Était-elle heu­reuse ? La sagesse semble tou­jours moins heu­reuse que la pas­sion ; elle ne débor­dait pas, mais fal­lait-il s’en inquié­ter ou sim­ple­ment se satis­faire de l’as­sa­gis­se­ment ? Pierre s’in­ter­ro­geait de temps à autre, mais comme Estelle ne sem­blait pas dépri­mée non plus, qu’elle menait sa barque sur le flot tran­quille de cette exis­tence cali­brée, il ne s’af­fo­lait pas.

Un jour néan­moins, Pierre sor­tit plus tôt du tra­vail, sen­tant qu’il devait réa­li­ser un geste à l’en­droit de sa femme, bien déci­dé à retrou­ver Estelle à la librai­rie pour lui réser­ver une sur­prise, la cueillir avant la sor­tie de l’é­cole, aller boire un verre sur la place, leur place comme à l’é­té de leur ren­contre. Cela fai­sait peut-être deux ans qu’il n’a­vait pas eu cette ini­tia­tive : lui aus­si s’é­tait endor­mi dans leurs liens et il fal­lait bien secouer, de temps à autre les habi­tudes, renouer dans la nos­tal­gie, rame­ner la mémoire de l’é­cueil de l’ou­bli. En entrant, il aper­çut de loin sa col­lègue, Laure, en train de ran­ger les rayons, mais point d’Es­telle. Il alla saluer l’employée, puis il s’en­quit de sa femme.
« C’est la pause, elle est sor­tie un peu. Elle revien­dra dans une ving­taine de minutes, sans doute.
En pro­non­çant ces mots, Laure eut l’air gêné, le regard un peu fuyant.
– Sais-tu où elle est allée que je la sur­prenne un peu ?
– Non, non, pas du tout. »
Et d’ar­bo­rer à nou­veau cet air empe­sé. Pierre sor­tit, pré­fé­rant flâ­ner un peu que d’at­tendre Estelle à la librai­rie. Il rejoi­gnit machi­na­le­ment la place où se trou­vait le café de l’Hô­tel de Ville. Et de loin, il la vit. Mais elle n’é­tait pas seule : un homme d’une qua­ran­taine d’an­nées, en tout cas d’une dizaine d’an­nées plus jeune que lui autant qu’il pût en juger, très beau, brun, le nez droit, la barbe nais­sante et sur­tout d’une viri­li­té char­meuse ten­due à un men­ton fort scin­dé par une fos­sette, sou­riait à Estelle, radieuse et ouverte comme il ne la connais­sait plus depuis si long­temps. Cette vision lui tor­dit les sangs et c’est comme si remon­taient en lui les vieux sou­ve­nirs de cette nuit de plai­sirs se res­ser­rant en cercles concen­triques autour de la fos­sette de l’homme rem­pla­çant le grain de beau­té de la cam­brure d’Estelle, où s’a­bî­mait sa tor­ture. Elle se leva, salua l’homme aima­ble­ment avant qu’il n’ait pu se res­sai­sir, res­ta un ins­tant pétri­fié dans son angoisse, puis s’a­gi­ta inté­rieu­re­ment : que devait-il faire ? Sur­gir brus­que­ment dans la librai­rie ? Faire une scène à Estelle au milieu des clients dans la comé­die ridi­cule de l’homme jaloux ? Pour­suivre l’homme, lui deman­der ce qu’il fai­sait en com­pa­gnie de sa femme ? S’as­seoir tran­quille­ment, boire un verre der­rière l’autre en atten­dant de la son­der le soir venu ? Il y a huit ans encore, il était à la place de l’homme tous les après-midis d’un mer­veilleux été, dans la clan­des­ti­ni­té de son début d’adultère…Et main­te­nant, il se sen­tait iro­ni­que­ment à la place de son ancienne femme…et com­pre­nait rétros­pec­ti­ve­ment l’air bizarre de la col­lègue d’Es­telle, Laure. Il ne pour­rait pas attendre, il ne pour­rait pas. Il fal­lait savoir. Estelle ne pou­vait pas se jouer de lui de cette façon.
Il retour­na à la librai­rie qui se trou­vait à deux pas de là dans un état de ner­vo­si­té mal conte­nue. De l’ex­té­rieur, il aper­çut sa femme arran­geant la vitrine , atti­ra son regard par des gestes et des petits coups sur la vitre. Elle sou­rit, mais ce n’é­tait pas aus­si franc qu’a­vec l’autre. Elle lui fit signe de ren­trer. En réponse, il l’in­vi­ta à sor­tir en rame­nant ses mains vers lui.
Son visage se ten­dit, comme contrarié :
« Qu’as-tu ? Dit-elle sans même le saluer, froi­de­ment, signa­lant ain­si qu’il la dérangeait.
– Je t’en­nuie, apparemment.
– Non, mais je suis en plein tra­vail, et je reviens de pause. Je ne peux pas lais­ser Laure gérer la bou­tique toute seule. Tu pour­rais ren­trer, on dis­cu­te­rait pen­dant que je vaquerais.
– Alors dis-moi, que fai­sais-tu avec cet homme en terrasse ?
– Tu me sur­veilles maintenant ?
– Voi­là pour­quoi je ne vou­lais pas ren­trer dans la bou­tique ; cette ques­tion ne regarde que nous. Et figure-toi que je suis venu tout à l’heure pour te faire la sur­prise, mais Laure m’a dit que tu étais par­tie te pro­me­ner pen­dant la pause. Je suis donc allé un peu au centre en atten­dant ton retour. C’est te sur­veiller ça ?
Estelle regar­dait de tous les côtés comme si elle crai­gnait qu’on l’entendît.
– Écoute, pas d’es­clandre ; c’est le nou­vel asso­cié du gérant qui pense par­tir d’i­ci un an pour ouvrir une autre librai­rie à Tou­lon. Tu sais bien que Laure n’est pas res­pon­sable de la bou­tique et qu’en l’ab­sence du chef, c’est moi qui décide de tout ici. Il fal­lait bien qu’il se pré­sente à moi et qu’il me parle de la façon dont il voit l’a­ve­nir de la librai­rie. Il en va de mon bou­lot ! Pas de jalou­sie dépla­cée, je t’en prie !
– Mais tu ne m’en as rien dit ! Depuis quand sais-tu qu’il y aura de tels changements ?
– Oh, depuis un mois le gérant nous dit qu’il cherche quel­qu’un pour veiller au grain ; la semaine der­nière, il nous a annon­cé qu’il était en bonne voie, qu’en­fin il était tom­bé sur un type sérieux. Il est venu hier à la librai­rie se pré­sen­ter. Puis le gérant lui a sug­gé­ré de pas­ser au moment de ma pause pour que je lui explique un peu plus en détail le fonc­tion­ne­ment du maga­sin. Je ne t’en ai pas par­lé parce que ça ne change rien et tu es tel­le­ment acca­pa­ré par ton travail !
– Par­don dans ce cas, Estelle ! »

Il cher­cha pen­dant de nom­breux jours des preuves d’une infi­dé­li­té, tra­quant Estelle dans ses expres­sions, dans ses humeurs, se ren­dant à l’im­pro­viste à la librai­rie : rien, son espion­nage, qui ne savait s’il sou­hai­tait trou­ver la confir­ma­tion de son angoisse par une sorte de maso­chisme mor­bide ou s’il pré­fé­rait s’ins­tau­rer en juge sadique d’une péche­resse, n’a­vait pu s’ap­puyer sur du tan­gible. La jalou­sie n’est jamais que l’é­mer­gence de ces deux appé­tences jumelles, souf­frir ou faire souf­frir dans le cri sou­ter­rain du besoin d’exis­ter pour un autre en qui l’im­pé­rieuse néces­si­té est dépo­sée, comme si un simple humain pou­vait être garant de ce fara­mi­neux absolu…
Enfin, Pierre n’eut pas à rejouer les affres de la jalou­sie, la ter­reur de la scène pri­mi­tive reve­nue en boo­me­rang de son ancienne sépa­ra­tion, contre lui, cette fois. Les choses se jouent une pre­mière fois dans le drame, une seconde fois dans l’ironie.
Au contraire, Estelle se mon­tra à la suite de cette scène plus affec­tueuse, plus enjouée et moins conte­nue dans ses élans char­nels, comme si cette jalou­sie avait mar­qué la pos­si­bi­li­té et même la néces­si­té d’un dépas­se­ment de tout ce qu’ils avaient vécu, la pointe inci­sive qu’il faut enfon­cer dans l’âme pour que celle-ci, endo­lo­rie, s’in­nerve à nou­veau : le para­doxe n’é­tait pas mince, mais c’est dans l’ap­pré­hen­sion d’une nou­velle dou­leur qu’ils retrou­vèrent une force, là même qu’ils pui­sèrent l’é­clat qui leur manquait.
Estelle auda­cieuse, Estelle fou­gueuse, sûre d’elle-même, son appé­tit intact, dévo­rant, reprit sa forme, sans que Pierre y revît l’in­quié­tante étran­ge­té du monstre fémi­nin, car loin de ramo­ner la chair de l’homme dans une transe exta­tique aus­si débri­dée que frus­trante, elle jouait, plai­san­tait, et donc recon­nais­sait en Pierre la source même de ses plai­sirs, inno­cents de com­pli­ci­té tendre et natu­relle. Pierre recon­quit sa confiance, et après ce laps de temps offert aux affres de la jalou­sie, il n’es­pion­na plus sa femme.
Mais cet été n’é­tait déjà plus que la répé­ti­tion paro­dique du premier.

***

« – Désha­bille-toi, dia­blesse ! Allez, excite-moi, fais-moi ban­der, allez, sale chienne ! »
Il lui pré­sen­ta son sexe déjà roide, assis sur le lit où il se mas­tur­bait et se rin­çait l’œil de la voir glis­ser un doigt dans le sexe, un autre dans le cul.
– Approche ! Suce !
Elle obtem­pé­rait sans cil­ler, se tré­mous­sait, pre­nait les poses qui fai­saient res­sor­tir son bas­sin, fixait d’un air fauve l’homme qui exci­tait de ses mots le feu qui rou­lait dans leurs reins. Elle cal­cu­lait ses regards, léchait ses doigts, les glis­sait à nou­veau dans ses fentes, en fai­sait cou­ler le jus.
Puis elle l’en­four­cha las­ci­ve­ment quelques ins­tants, se déga­gea, reprit le membre et l’a­va­la gou­lû­ment : elle alter­nait entre la bouche et le sexe. La tête de l’homme se lais­sa aller en arrière comme si elle s’é­tait dévis­sée de son tronc. Ce grand brun, magni­fique, qu’Es­telle retrou­vait dès qu’il se mani­fes­tait à elle, dès qu’il se rap­pe­lait à son bon sou­ve­nir, qu’elle atten­dait chaque jour, qui reve­nait, dis­pa­rais­sait sans mot dire, qui la lais­sait dans des tor­tures d’at­tente insou­te­nables, dans des silences effroyables où elle se voyait délais­sée, oubliée, igno­rée, convul­sait tout en elle. Le gérant de la librai­rie, Miguel, avait tout de suite vu qu’Es­telle pour­rait aller très loin avec lui dans le plai­sir ; et comme elle était mariée et lui, liber­tin, il la voyait pério­di­que­ment dans ce type de rela­tion qui conve­nait le plus à son tem­pé­ra­ment : celle où l’on n’ex­plique rien, ne jus­ti­fie rien, où seuls l’en­vie et le plai­sir com­mandent les ren­contres. Et Estelle avait elle aus­si été atti­rée par cet homme d’une force ani­male inouïe, y trou­vant à apai­ser ses frin­gales, cet homme auquel elle avait cédé bien avant que la jalou­sie ponc­tuelle de Pierre ne se décla­rât le jour où il s’é­tait pré­sen­té à l’im­promp­tu à la librairie…
– Tiens, viens me la mettre où tu sais… », répli­qua-t-elle. Il l’al­lon­gea, lui lécha le cul, s’en­fon­ça en elle dans le gémis­se­ment suave de l’é­té qui réson­nait en lui. Ils suaient par tous les pores et la der­nière giclée vint se mêler aux corps en nage.
Leurs ren­contres étaient tou­jours explo­sives, spec­ta­cu­laires. Puis, il par­tait dans un sou­rire presque indif­fé­rent. Impru­dem­ment, elle avait cru voir en lui le jumeau de la soif, l’a­mi que l’Éros lui avait des­ti­né : ils se cra­chaient, se pin­çaient, se léchaient tour à tour l’en­tière sur­face de la peau, s’in­sul­taient, s’embrassaient, se grif­faient, il lui tirait les che­veux, elle lui mor­dait les tétons ; un jour qu’elle avait joué trop long­temps avec ses nerfs en pré­li­mi­naires qu’il devait subir atta­ché, il se révol­ta, déliant ses mains, l’empoignant par les che­veux, la traî­nant par terre, la rele­vant, l’in­sul­tant, la pen­chant au-des­sus du lit de la chambre d’hô­tel, l’en­cu­lant bru­ta­le­ment : elle en fut bles­sée, en sai­gnait, mais quand il l’en­ten­dit souf­frir, il l’empêcha de remuer la tenant du bout d’un secret désir de viol. Il rit à gorge déployée. Quand il eut fini, qu’elle lui avoua sa dou­leur, ses sour­cils se rele­vèrent au-des­sus de leurs arcades au fir­ma­ment du diable, dans la lumière assas­sine fil­trée à l’o­range de la chambre. Il l’hu­mi­liait ain­si sou­vent et elle reve­nait tou­jours, le lais­sant aller plus loin dans la bles­sure qui ras­sa­siait son corps. Puis il l’a­ban­don­nait dans la chambre d’hô­tel ; elle se dou­chait, se recom­po­sait le visage, ten­tait dans ce bref inter­valle qui la sépa­rait du retour vers le foyer, de ne plus pen­ser. Elle l’ai­mait de cette pas­sion où son cœur brû­lait son corps irra­dié du mys­tère de cette lumière orange. Elle l’ai­mait impru­dem­ment dans la ren­contre de cette lumière et de l’obs­cu­ri­té de son âme.
Ce jour-là cepen­dant, cette jour­née d’août où un orage s’ap­prê­tait à faire écla­ter la cha­leur, elle n’y tint plus : elle vou­lut le rete­nir, lui par­ler. Sa vie ne pou­vait se satis­faire de ces ren­contres volées sans le moindre pro­lon­ge­ment d’af­fec­tion, d’é­pan­che­ment. Il fal­lait lui dire l’a­mour, le besoin, la faim. Elle ne savait pour ain­si dire rien de lui sinon des bribes, des détails qu’elle rete­nait comme des paroles d’é­van­giles. Il gérait la librai­rie, n’é­tait pas marié, n’a­vait pas d’en­fants. Et le reste pla­nait dans le mys­tère. A chaque fois, il se défi­lait, rédui­sait les conver­sa­tions au mini­mum et rejoi­gnait l’ombre d’où il dai­gnait sor­tir pour leurs ren­dez-vous éro­tiques. Estelle s’é­tait lais­sée char­mer par cet homme qui au début lui avait fait une cour assi­due ; une fois les approches ter­mi­nées, il n’a­vait dési­ré plus qu’une chose, la désha­biller, la cares­ser, cou­cher et recou­cher avec elle dans toutes les posi­tions, levant peu à peu les der­niers restes de pudeur, les freins arti­fi­ciels qu’elle avait pla­cés pour tenir sa sau­va­ge­rie en bride. Son désir ne se démen­tait jamais, son plai­sir non plus. Trois mois à se voir sans régu­la­ri­té, sans pro­messe, sans dis­cours, sans récit. Et trois mois durant, Estelle n’a­vait ces­sé d’ha­bi­ter ses nerfs, crai­gnant d’être démas­quée par Pierre, sur­jouant l’a­mante pas­sion­née auprès de celui-ci, fai­sant men­tir ses élans. Elle repas­sait chaque nuit ces séances trou­blantes où son incroyable appé­tit conver­geait enfin avec celui de cet homme. Dès qu’elle dérou­lait le film d’une de ces ren­contres, sa peau fré­mis­sait, ses pores dila­tés appe­laient son contact, sa chair en laquelle s’é­taient dépo­sés alchi­mi­que­ment les incen­dies psy­chiques qui n’at­ten­daient que la ren­contre fébrile pour se pro­pa­ger de nerf en nerf.
Elle en deve­nait malade. Entre le main­tien de son men­songe et la véri­té de son désir, d’un désir si sou­vent si régu­liè­re­ment dépos­sé­dé de lui-même la sur­pre­nant dans le cours tran­quille des jours, au milieu des livres de la librai­rie, des rayons d’un super­mar­ché où elle choi­sis­sait ce qui allait com­po­ser les repas de sa petite famille, ce désir flot­tant au-des­sus d’elle, sans prise, sans attache, comme un corps sépa­ré d’elle qui cepen­dant agis­sait par aiman­ta­tion tan­tôt faible tan­tôt forte, entre un mari qui incar­nait son ordre et un amant qui met­tait ses sens en bataille, Estelle se débat­tait, s’é­pui­sait. Elle lut­tait sachant d’a­vance qu’elle serait défaite par la per­sis­tance de son être dans cette nature à laquelle le génie par­ti­cu­lier, bon ou mau­vais, l’a­vait élue. Renon­çait tour à tour à l’un à l’autre, puis lasse, reve­nait lâche­ment à ses fermes déci­sions, n’en pre­nant fina­le­ment aucune : « Peut-être dois-je divor­cer et enfin être ce que je suis : oui, une femme libre qui ira jus­qu’au bout de ses dési­rs et du prix à payer ; ce démon habite mon corps depuis tou­jours, et rien, rien ne l’a fait renon­cer » ou bien « Je dois ces­ser de voir cet homme ; il est la par­tie que j’ai tou­jours fuie, puis­qu’il est avé­ré que l’on ne peut être mariée et débri­dée, débri­dée dans la sta­bi­li­té. Il est le chaos, mon chaos : il a pris la place de ce chaos que je n’ai jamais pu dis­ci­pli­ner dura­ble­ment, du moins sans être mal­heu­reuse. Mais je ne puis être heu­reuse non plus dans le désordre main­te­nant que je suis mère, mariée. Et l’ai-je jamais été ? Sou­viens-toi ! Sou­viens-toi qu’a­vant d’être mariée à Pierre, tes débor­de­ments ont failli te coû­ter cher ! Rap­pelle-toi comme tu fus bat­tue par cet amant ! Comme tu jouis­sais du repen­tir qu’il t’in­fli­geait, comme tu ram­pais jus­qu’à la mort. Comme si Miguel signait le retour de cet homme qui a failli me tuer autre­fois ! Peut-être aurais-je dû me lais­ser tuer, mais le voi­sin, le voi­sin n’a pas lais­sé faire…les policiers…Mon des­tin était de vivre et de don­ner à cette vie sou­ter­raine l’ha­bi­tacle de chair qu’elle est venue récla­mer à une vivante, moi. Et l’an­cien amant a pris les traits de Miguel : le diable me retrouve toujours. »
Elle tra­ver­sait le cor­ri­dor infi­ni où la pas­sion le dis­pu­tait à la rai­son ; s’y épui­sait men­ta­le­ment, phy­si­que­ment et vai­ne­ment : le corps de son amant reve­nait dans le retour de flamme que le vent semble avoir un moment éloi­gnée, plus vio­lente que jamais.
« Reste un ins­tant, je t’en prie. Par­lons un peu, supplia-t-elle.
– Dieu que tes seins sont beaux ! Rien que de les voir, de les tou­cher, j’ai envie de recom­men­cer. On dirait deux fruits.
Il cares­sait, léchait les bouts de ses seins exac­te­ment comme s’il pres­sait de ses deux lèvres le jus d’un fruit ; ses mains pres­saient le galbe, pesait, sou­pe­sait la poitrine.
– Tu es une vraie beau­té, Estelle.
– Un ins­tant, sois sérieux.
Il lais­sa tom­ber ses mains sur le pan­ta­lon qu’il venait d’enfiler.
– Bien, je t’écoute.
– Entre aujourd’­hui et la der­nière fois, j’ai atten­du quinze jours. Pas un mot en quinze jours. C’au­rait pu être un mois, une semaine, deux mois, ce fut une quin­zaine de jours. Tu ne me demandes jamais si c’est trop, pas assez, si je veux plus, moins. Enfin, tu viens, tu dis­poses de moi quand bon te semble et puis rien…Pourquoi est-ce ainsi ?
Il sou­pi­rait déjà, pres­sen­tant que les com­pli­ca­tions, inexo­rables, devaient tôt ou tard sur­ve­nir entre un homme et une femme. Avec Estelle, il pen­sait pou­voir y échap­per, mais las, elle était une femme, et même la plus libé­rée des femmes ne sup­porte pas de ne pas exer­cer son emprise sur un homme.
– Je t’ai déjà dit une fois, Estelle, que je nous veux libres de nous voir quand bon nous semble, sans pré­mé­di­ta­tion par­ti­cu­lière. C’est pré­ci­sé­ment ce que nous appré­cions mutuel­le­ment. Que vou­drais-tu, dans le fond ?
– Je n’ai pas de reven­di­ca­tion par­ti­cu­lière. Mais je regrette juste que tu ne te sou­cies pas davan­tage de la vie que je mène en dehors de toi ; peut-être aurais-je le désir de te voir plus sou­vent, de te connaître davantage…jamais tu ne demandes à savoir si je me porte bien quand tu ne donnes pas de nou­velles pen­dant quinze jours. Dans ces moments, j’ai vrai­ment la sen­sa­tion que tu m’ou­blies, que tu me rayes de ta vie ; et quand j’ai bien som­bré, que je me per­suade que tu ne revien­dras pas, te voi­là, à nou­veau comme par miracle. C’est dur. Au moment où je me fais une rai­son, tu reviens et me voi­là toute retournée…
Il écou­tait sobre­ment, la tête bais­sée, assis sur le rebord du lit, pen­sif, son visage d’homme comme elle l’a­vait rare­ment vu, concen­tré en lui-même presque grave et d’un coup, elle le trou­va encore plus inac­ces­sible, loin­tain et donc dési­rable, dou­lou­reu­se­ment désirable.
– Tu es mariée, pas moi. Je n’ai pas à vivre comme un homme marié, enchaî­né. Je ne me main­tiens pas dans l’hy­po­cri­sie, moi. Et je ne vois pas com­ment notre rela­tion pour­rait prendre d’autres formes que celle-là. Si nous com­men­çons à ren­trer dans les détails de la vie de cha­cun, nous allons nous enfer­rer. Je suis atta­ché à toi, je suis tou­jours exci­té à l’i­dée de te voir, à l’i­dée de retrou­ver ta façon si libre de me don­ner ce plai­sir, de t’en don­ner. N’est-ce pas là l’es­sen­tiel ? Nous-faut-il un psy­cho­drame ? Que je te pour­suive jusque chez toi ? Que tu passes ton temps à me tra­quer sur mes sor­ties, mes rencontres ?
– Non, non, rien de tout cela…Mais ces attentes, ces incertitudes…Ces ins­tants qui n’ont pas de suite, qui ne déter­minent rien, qui semblent tou­jours pos­si­ble­ment les der­niers. Peut-être ferions-nous bien de nous quitter…
– Quoi ? Réa­lises-tu ce que tu dis ? Pour­quoi avances-tu des choses défi­ni­tives ? Pour te faire peur, pour me mettre au pied du mur ?
– Non, je te prie de m’excuser…J’ai l’es­prit brouillé, tout est si compliqué…comme tu le rap­pelles, je suis mariée et mes sen­ti­ments pour toi s’in­ten­si­fient, me rendent nerveuse…
– Tu veux dire que tu es amoureuse ?
– C’est mal ?
– Non, non, ce n’est pas mal… »
Il se leva, son visage cette-fois sor­tit de son expres­sion ren­trée, concen­trée et même embar­ras­sée. Estelle se rha­billait à la hâte, pres­sée de retrou­ver ses esprits : ses mots étaient allés plus loin que ses pen­sées tant dans cette rela­tion elle avait fait preuve de pré­cau­tion avec les mots par crainte d’ef­frayer la nature farouche de son amant. Elle qui pen­sait qu’un seul homme ne pour­rait jamais suf­fire à la com­bler corps et âme, la voi­là en train de décla­rer sa flamme à l’u­nique peut-être qui n’en vou­drait pas ! Elle s’exas­pé­ra de son propre sen­ti­men­ta­lisme : « Déci­dé­ment, il faut arrê­ter cette mas­ca­rade. » pen­sa-t-elle sans voir que Miguel se rap­pro­chait d’elle, l’im­mo­bi­li­sait, la fixait inten­sé­ment, lui cares­sait le visage, l’embrassait comme pour lui répondre qu’il l’ai­mait aus­si : « Je te ferais moins attendre à l’a­ve­nir » lan­ça-t-il, sen­tant qu’il fal­lait apai­ser Estelle, lui don­ner un petit gage.
Ils se quit­tèrent ain­si. Mais Estelle ne se sen­tit pas plus ras­su­rée pour autant. Elle ren­tra chez elle et voyant le visage de son mari, se trou­vant au milieu des dis­cus­sions ano­dines, le men­songe qu’elle entre­te­nait lui sau­ta à la figure comme la véri­table source de son éga­re­ment. L’a­mant pou­vait bien l’ai­mer plus, la récon­for­ter d’une plus grande régu­la­ri­té, il n’en demeu­rait pas moins qu’elle men­tait, chaque soir, chaque ins­tant, que tout son être vivait dans une dis­tor­sion men­tale et morale irré­duc­tible. Elle don­na ce soir à Pierre, sans en éprou­ver le plus petit désir, sa part d’a­mour, sa part de satié­té. Au moins sem­blait-il content. S’il savait ! S’il savait que sa satis­fac­tion ne repo­sait que sur du vent, que sur le seul effort de ne pas être démas­quée ! Il était trom­pé et heu­reux ! Et tant qu’Es­telle lui avait été fidèle, il avait été beau­coup moins heu­reux ; plus elle men­tait, plus leur rela­tion était légère, sans poids, sans frustration !
Quelques semaines d’at­ten­tion, d’ef­fort de la part de Miguel per­mirent à Estelle de se sen­tir, au moins avec son amant, à l’aise, et même de s’e­nor­gueillir de la croyance que lui aus­si com­men­çait à l’ai­mer. Et sans doute, se disait-elle, « il n’au­rait pas goût à m’ai­mer et à en voir d’autres, ou à me mettre sur le même plan que les autres ». La jalou­sie qui ne l’a­vait jamais vrai­ment effleu­rée, pour­tant com­men­çait à la miner, non qu’elle rêvât d’ex­clu­si­visme mais au moins d’é­clat, de sin­gu­la­ri­té abso­lue, d’une forme de déme­sure que son amour-propre reven­di­quait. Mais c’é­tait un ter­rain sur lequel elle ne s’a­ven­tu­rait jamais : elle était mariée, il ne l’é­tait pas ; et mal­gré cela, à sa façon, il lui était fidèle en ne renon­çant pas, jamais, à elle. En ces jours, il lui ouvrit même déli­ca­te­ment quelques poches de ten­dresse éton­nantes, des petits pré­sents dis­crets, une sor­tie qui les chan­geait de la chambre d’hô­tel, ne la lais­sait jamais une semaine sans nou­velle. Mais il ne s’é­pan­chait pas, par­lait peu de lui, ne mon­trait que très par­ci­mo­nieu­se­ment ce qu’il éprou­vait. Estelle sen­tit ces petits pro­grès comme une vic­toire et mal­gré ses ner­vo­si­tés, s’é­pa­nouis­sait avec lui, ou plu­tôt se per­sua­dait d’un épa­nouis­se­ment possible.
Alors que cette tri­an­gu­laire pour­sui­vait bon an mal an son des­tin, elle, son mari et leur petit gar­çon, déci­dèrent un dimanche banal d’al­ler au ciné­ma ensemble. Devant l’en­trée, Estelle crut avoir un mirage, une hal­lu­ci­na­tion : Miguel se trou­vait dans la file d’at­tente en com­pa­gnie d’une femme d’une tren­taine d’an­nées envi­ron, d’une dizaine d’an­nées de moins qu’elle, les deux sou­riants, et visi­ble­ment très intimes puis­qu’il posa un petit bai­ser sur sa nuque. Comme un bateau dans la tem­pête, Estelle tan­gua essayant de trou­ver un point d’ap­pui, titu­ba, et Pierre sur le bras de qui elle s’é­tait appuyée, sen­tit tout le poids d’Es­telle s’ef­fon­drer. Le petit voyant sa mère à genoux s’af­fo­la, sans pleu­rer cependant…
« Oh Estelle, ça va ?
Elle ne s’é­tait pas éva­nouie, juste effon­drée sur elle-même, comme per­dant ses nerfs et ses muscles.
– Oui, oui, rien de mal, j’ai juste tré­bu­ché, pas vu l’obstacle…
– Quel obstacle ?
– Je me suis tor­du la che­ville en mar­chant, la dou­leur m’a lancée
– Oui, en effet… Veux-tu que nous ren­trions à la maison ?
Le petit sans rien dire se déso­lait égoïs­te­ment à l’i­dée de ne pas voir son film. Elle sen­tait qu’il fal­lait sur­mon­ter le ver­tige, ne rien chan­ger au dérou­le­ment pré­vu, mais l’i­dée de se trou­ver dans le même ciné­ma, lui avec une autre et elle à regar­der un film insou­ciant pour son jeune enfant, contrac­ta sa gorge, comme si on allait la pri­ver d’oxy­gène. Et pour­tant, regar­dant fur­ti­ve­ment si Miguel était ren­tré, qu’il l’é­tait en effet, elle lais­sa s’é­chap­per du fond de son devoir de femme de mère, d’in­di­vi­du sur qui repo­sait une for­mule chi­mique stable, cohé­rente, une protestation
« Mais enfin, ce n’est rien ! Ce n’est qu’une dou­leur pas­sa­gère qui ne va pas nous empê­cher d’al­ler au cinéma !
– Bien, mais tu as l’air de souf­frir quand même. »
Le film dérou­lait ses images devant les yeux endo­lo­ris d’Es­telle, qui rece­vaient la défer­lante d’a­ven­tures de ce film bien inno­cent comme des coups nou­veaux qui l’as­som­maient d’un éclai­rage trop violent. Son esprit se pro­je­tait sur l’autre couple, les gestes, les mots, le film qu’ils regar­daient ensemble alors qu’elle n’a­vait jamais été au ciné­ma avec Miguel. Elle n’é­tait, et c’é­tait là la révé­la­tion qu’elle n’a­vait osé jus­qu’a­lors for­mu­ler clai­re­ment, qu’un diver­tis­se­ment sen­suel pour lui. Son ima­gi­na­tion avait bien pu de temps à autre com­bler les blancs laco­niques de sa parole si rete­nue, flot­ter sur les sur­faces et péné­trer les non-dits, conce­voir d’autres rela­tions, mais la réa­li­té avait cela d’i­né­ga­lable qu’elle n’ac­cor­dait à la conscience aucun doute pos­sible, aucun refuge, aucun allè­ge­ment. Le cou­teau de la pré­ci­sion avait tran­ché le fil des fan­tasmes sans retour pos­sible. La ten­dresse du bai­ser sur la nuque, lui qui la pre­nait si vio­lem­ment, qui la fouillait lit­té­ra­le­ment du visage jus­qu’au fond de ses entrailles, l’a­vait sub­ju­guée de jalou­sie jus­qu’à la mor­ti­fi­ca­tion : « Il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée ; je suis la chose du plai­sir et à chaque fois que je res­pecte mes ins­tincts, que ce soit avec lui ou Pierre, que je deviens enfin qui je suis, un être qui n’ap­prend à aimer qu’en se livrant par cet infi­ni du corps, de ses appé­tits, de ses buts, je suis punie. Tel est le lot des femmes ain­si que ma mère, avant de tré­pas­ser de son der­nier déli­rium tre­mens, m’en avait aver­tie. Et dire qu’à l’é­poque, je ne voyais en elle que le dis­cours où la fai­blesse de la poche­tron­ne­rie l’a­vait rabais­sée ! Nous autres femmes sommes nées d’une côte, d’un désir, ne sommes que désir de ce désir ; si par mal­heur nous vou­lons être ce que nous sommes et en tirer plai­sir après tout, – cette chair qui ne peut exis­ter qu’é­tant assaillie de cette éner­gie de l’homme qui nous donne vie –, et bien, nous sommes punies, comme si notre nature offerte était celle du démon et non celle de Dieu. Pour­quoi ai-je envie de me regar­der comme un monstre désor­mais ? Pour­quoi Pierre m’a-t-il trou­vée si vile autre­fois et pour­quoi, main­te­nant que je jouis avec un homme qui ne m’a rien pro­mis de plus que de jouir avec moi, j’é­prouve à nou­veau cet avi­lis­se­ment en le sur­pre­nant auprès d’une autre, comme si nos ren­contres, d’un coup, per­daient de leur authen­ti­ci­té ? Je suis un monstre ! Il me fau­drait un homme qui étan­che­rait toute ma soif, exclu­si­ve­ment, ou bien il me fau­drait tous les hommes pour me pas­ser sur le corps ! Mais d’un côté comme de l’autre, on me voit en bête dénuée d’âme, un jouet ! Qu’ai-je donc dans mes entrailles ? Quel diable est venu se loger dans ce corps ? De quels feux suis-je la proie ? Pour­quoi suis-je malade quand il convient d’être modé­rée et mal­heu­reuse quand ma liber­té natu­relle s’exerce ? »
Des jours de tor­ture qui s’en­sui­virent, Estelle prit la déci­sion mor­ti­fiante de ne plus voir Miguel. Sans avoir le cou­rage de rompre radi­ca­le­ment, elle émit des pré­textes, qui au début ne le frois­sèrent pas. Enfin, vint le temps de l’ex­pli­ca­tion, un jour qu’elle consen­tit à le voir, non pas à l’hô­tel comme d’ha­bi­tude, mais à la ter­rasse d’un café, en retrait du centre par pré­cau­tion­neuse discrétion :
« Tu ne veux plus me voir, n’est-ce pas ?
– Je sais que tu n’es pas si seul et si libre que tu le pré­tends ; je t’ai vu avec une femme un dimanche au ciné­ma où moi et ma famille allions voir un film.
– Et donc ? Depuis quand la fidé­li­té nous contraint-elle ?
– Le mensonge…j’en ai assez.
– Mais Estelle, je tiens à toi !
– Oui, tu tiens à d’autres aus­si. Moi, je ne pense qu’à toi ; c’est intenable.
– Tu le dis toi-même ! C’est inte­nable ! Tu me man­que­ras, je te manquerai.
– Mais com­ment faire, alors ? Vivons ensemble dans ce cas !
– Enfin, tu es mariée, tu as un enfant…et ma com­pagne est enceinte.
– Quoi ? Mais c’est mons­trueux ! Pour­quoi conti­nues-tu à me voir dans ce cas ? Com­ment peux-tu conti­nuer ainsi ?
– Parce que…Estelle, avec toi, c’est unique ; avec elle, c’est autre chose encore.
– Déso­lée, je ne peux pas…tout ceci est trop tor­du pour moi. »
En quit­tant la ter­rasse, elle fut pour la pre­mière fois tra­ver­sée d’un dégoût pour lui ; et elle com­prit l’an­cien dégoût de Pierre dans la reprise iro­nique où les rôles tour­naient. Les images de ses ébats défi­laient dans son esprit dans une lumière glauque, opaque, cou­leur d’u­rine, tout comme Pierre autre­fois après l’or­gie. Toutes ces émo­tions sem­blaient com­mu­ni­quer leur néga­ti­vi­té, comme si elles étaient reliées par un fil invi­sible. Ce fut la pre­mière atteinte à sa pas­sion, le rap­pel étrange de l’am­bi­va­lence de la nature fémi­nine qui por­tait cette pas­sion de consomp­tion et la pure­té de l’en­fan­te­ment, qu’elle com­pre­nait cette fois à tra­vers la com­pagne enceinte de Miguel.
Il lui écri­vit des petits mes­sages de temps à autre, par­fois tendres, par­fois plein de cour­roux. Elle renoua, rom­pit à nou­veau. Les choses s’effilochèrent, mais une attache pro­fonde les reliait. Une connais­sance intime que rien ne pou­vait dénouer, ni le temps, ni l’es­pace. C’est là qu’Es­telle se mit à tenir un jour­nal que Pierre retrou­va au moment de ran­ger les affaires d’Es­telle, après son enter­re­ment où s’é­taient pré­sen­tés son fils, acca­blé de cha­grin, quelques amis, col­lègues, mais point l’homme.
A par­tir de ce moment de rup­ture avec ses inévi­tables rechutes, non dans la chair mais dans la parole cette fois, Estelle se tour­na vers les écrits des mys­tiques. Pierre n’y avait alors vu qu’un enthou­siasme nou­veau, sans sen­tir l’ur­gence d’une âme à trou­ver son repos, à fondre les élans insa­tiables d’un corps dans un Amour abso­lu, à abo­lir cette effu­sion dans un souffle spi­ri­tuel, enfin. Elle cher­chait à inver­tir enfin le démon, qui n’é­tait que la pré­sence pla­cée par Dieu pour l’a­me­ner à Lui ; du moins ce qu’elle sen­tait comme ce démon, que les saints, avant d’en être, avaient bien connu dans les ten­ta­tions de la chair.

-III-
Troi­sième été.

Quelques extraits du Jour­nal d’Es­telle, peu après son éloi­gne­ment de Miguel.
« Depuis que nous nous sommes quit­tés, ‑mais est-ce que nous nous sommes jamais for­mel­le­ment quit­tés ?- le temps a posé un drap bégueule sur nos fan­tai­sies éro­tiques pas­sées et n’a lais­sé à la mémoire que la trans­pa­rence d’un voile où elle se réflé­chit plu­tôt qu’elle ne pénètre dans la dis­tance tenace où elle s’a­charne à nous tenir liés : je te cherche davan­tage, évi­dem­ment, depuis que je n’ai pas à te cher­cher, mais ce n’est pas toi que je recherche, je le sais désor­mais, ni même un idéal pas­sé – qui n’a jamais cou­ru entre nous, ce conte des pre­miers sou­rires encore verts d’in­no­cence ne pour­ra pas non plus trom­per nos ini­tiales inten­tions – non, nous n’a­vons connu des idylles que les voix dis­jointes, humi­liées dans l’in­com­mu­ni­cable et pour finir une ami­tié affec­tée où les regards et les inat­ten­tions feintes se défient encore, Miguel, le beau Miguel, le ter­ri­fiant Miguel. Tout aura été dis­cor­dant en somme, et tout aurait dû mou­rir avant que d’a­voir vu si débi­le­ment le jour. Et pour­tant rien ne semble si tenace que cette gri­mace où mon esprit s’est dépla­cé jusque dans la mys­ti­fi­ca­tion d’un amour qui m’a fait croire amou­reuse pour t’en­traî­ner à l’être. Tu ne le fus point et c’est exac­te­ment pour cette rai­son que je suis venue à toi et y demeure ligo­tée comme le Pro­mé­thée se fai­sant dévo­rer éter­nel­le­ment le foie. Hier encore, tu me disais ton ami­tié et glis­sais dis­crè­te­ment une allu­sion à ton désir tou­jours vif. A être sin­cère, je m’at­ten­dais à ce que tu revinsses à ce même rivage de mots, puisque tu es aus­si aven­tu­rier qu’un bai­gneur dans une pis­cine olym­pique – il faut bien que je t’ac­corde une extrême spor­ti­vi­té – qui s’en­traîne des heures durant à nager mieux et plus vite dans un but unique : celui d’oc­cu­per ta vie à ne pas la défaire, mais à la refaire, à l’in­cor­po­rer comme si elle t’é­tait étran­gère, comme le nageur de com­pé­ti­tion s’é­ver­tuant à défier les lois phy­siques pour fendre les eaux mieux que les pois­sons. Je savais, sen­tais que ce point où nous nous étions lais­sés n’é­tait que la limite d’ar­ri­vée après laquelle on reprend son souffle, repart et arrive encore après deux lon­gueurs et un arrêt à un autre port. Mais si j’ai été polie, je n’ai guère cette fois prê­té le flanc ; c’est d’un « mer­ci » que ma réponse s’est conten­tée, contra­riant ain­si les humeurs brouillonnes et impul­sives de mon tem­pé­ra­ment. Mon désir effri­té m’a bien aidée, aus­si. Était-ce une vic­toire ? Moins de la volon­té que du désa­bu­se­ment. Je me suis vue en toi : chaque fois que tu me pre­nais, que je ram­pais, que je léchais à ta demande la moindre goutte de ton sperme tom­bée à terre, j’é­prou­vais une satis­fac­tion d’hu­mi­liée, je trou­vais enfin la limite de ma faim mais je la trou­vais dans l’a­néan­tis­se­ment tout entier de ma per­sonne. Je t’ai­mais de m’a­bo­lir, de m’af­fran­chir ain­si de ma soif.
Mais après tout, j’ai été libre de tout inven­ter, d’in­ven­ter un amour que j’ai été seule à soli­di­fier dans mon esprit, ne res­tant au tien qu’à l’é­tat gazeux ; et je me trouve fort libre à nou­veau de démon­ter l’é­cha­fau­dage sans que tu te trouves des­sous, puisque me voyant faire de loin, tu trouves encore à me sou­rire comme si de rien n’é­tait, comme si tu ne voyais pas ce que je fai­sais. Et dans le fond qu’as-tu à voir puisque cette édi­fi­ca­tion ne concerne que moi et dans une moindre mesure, toi, par inci­dence, puisque encore, rien ne t’a éton­né, ni dans le fait que je t’aime ni dans le fait que mon silence tente de défaire ces mots qui ont fixé mes sen­ti­ments dans une durée qu’une rete­nue aurait peut-être allé­gée. On peut dire que cette dis­tance que tu as sage­ment entre­te­nue m’a hor­ri­pi­lée autant qu’elle me secourt main­te­nant ; car tes mots, ano­dins, je le sais désor­mais, ne pour­suivent d’autres des­seins que de te fixer en toi-même dans cette per­ma­nence qui est ta sau­ve­garde autant que ta perte. Mais dans cette indé­ci­sion où tu te retiens quand tu tombes, tu te délestes ; et c’est à la femme encore de te déles­ter. Tu ne vou­lais pas m’ai­mer et tu as engros­sé une femme pen­sant conti­nuer à te dis­traire avec moi : j’ai vu enfin, ce que la réa­li­té, ce voile enfin déchi­ré par ta pré­sence, devait me faire incor­po­rer depuis long­temps, depuis mon enfance inquiète. Mais peut-être manques-tu plus sim­ple­ment d’a­mour, d’un amour que per­sonne ne peut te faire tou­cher. Et d’une cer­taine façon, en demeu­rant dans cette dis­tance polie qui n’est pas net­te­ment une rup­ture, je suis encore, du moins mon orgueil se plaît à le croire, la seule façon pour toi de comp­ter, de comp­ter à tes yeux, dans une qua­si absence qui ne t’au­to­rise pas le mépris et dans une pré­sence qui te ras­sure, et donc qu’il faut entre­te­nir un mini­mum, comme une voi­ture qu’il faut démar­rer de temps en temps. C’est pour­quoi, tu tentes encore de me tou­cher par tes petits mots ou mes­sages. Mais tu es la répé­ti­tion, son image même, moi me répé­tant en toi. Et si je ne par­viens pas à bri­ser le cercle de ces étranges retour­ne­ments, ces formes concen­triques res­ser­rées autour de l’en­fer, je pré­fère me tuer. Que Dieu me sauve ! »
Deux jours plus tard
« C’est mer­veilleux ce déta­che­ment et mal­gré tout ce main­tien qui me per­met de me pas­sion­ner pour ce qui te pas­sionne ; t’a­voir connu est une véri­table aven­ture et dans les meilleurs moments, quand le brouillard des ratés se lève, j’en­tre­vois enfin le « gai savoir » qui nous a nour­ris, pas­sant de l’un à l’autre dans un sen­ti­ment d’ex­ci­ta­tion que je n’é­prou­vais jamais avec qui­conque. Dans le fond, je n’aime de l’a­mour que ce qui m’en rend intel­li­gente, cette sève qui monte de mes jambes à mon cer­veau. L’a­mour pla­to­nique a donc bien des rai­sons d’être, désor­mais ; tes lec­tures me pas­sionnent, même si à chaque lettre, je sens ton regret de ne plus me rendre à toi, char­nel­le­ment : mais cet amour sur­vit quand tout meurt ; sauf que cette sen­sua­li­té me mord par­fois dans le souvenir…enfin, elle est tatouée cette sen­sua­li­té, elle pique au départ et après, elle nous accom­pagne par­tout sans même qu’on y songe ; de temps en temps, on relève la manche et on contemple le détail du des­sin qui se délave un peu sans pour autant s’ef­fa­cer… D’un homme qui nous met dans pareille inquié­tude, il ne peut sur­gir d’is­sue sans que nous y for­cions le des­tin qui tou­jours nous laisse libres de nos erreurs. Ain­si, entre la route des per­di­tions – où tu m’eus fait rejoindre les nom­breuses femmes que tu as sans doute per­dues, Miguel –, et les intou­chables, qui main­tiennent juste dis­tance entre mémoire et oubli, je pré­fère être de la seconde caté­go­rie, ain­si qu’il m’a été conseillé en très Haute Ins­tance ; j’aime l’i­dée que ma rai­son puisse s’ac­cor­der un ins­tant avec une rai­son sur­plom­bante, avec le trans­cen­dant, je veux dire la vraie rai­son qui est l’i­mage de Dieu, de la rai­son qui mit l’ordre après le chaos et qui créa Adam à la sem­blance du créa­teur ; la rai­son et sa facul­té de trou­ver à tra­vers l’ordre qu’elle est conviée à repro­duire dans le lan­gage, mimant celui de la créa­tion, le verbe agis­sant et struc­tu­ré. Ain­si, je ne puis m’i­ma­gi­ner que rac­cor­dée à une rai­son que j’a­li­mente autant qu’elle m’a­li­mente si tou­te­fois je prends la peine de l’é­cou­ter à tra­vers une voix que tu ne soup­çonnes même pas, Miguel »

Et ain­si de suite : Estelle avait oscil­lé entre rai­son triom­phante et défaite. Entre l’ap­pel à Dieu qui sauve et le retour dans la malé­dic­tion de ses appé­tits inas­sou­vis. Mais le sau­ve­tage de son âme par cette foi nou­velle en quoi elle misait sa nou­velle espé­rance, ne l’a­vait pas atteinte assez pro­fon­dé­ment. Sa chair trans­por­tait avec elle sa meute affa­mée qu’au­cun apai­se­ment spi­ri­tuel ne com­blait ; même cela lui était refusé.
Elle avait recom­men­cé à trom­per Pierre avec d’autres pour se gué­rir de cet homme, de Miguel ; elle le fai­sait sans joie, sans véri­table envie, même, mais elle le fai­sait comme pous­sée par une néces­si­té absurde et sou­ve­raine. Pierre s’en était aper­çu deux fois, la seconde ne lui fut pas par­don­née : il avait récla­mé le divorce et consciente de l’é­chec de son retour vers Dieu mar­qué par d’in­ces­santes rechutes, elle consen­tit, sans crier, à lais­ser Pierre se détour­ner d’elle. Au moment de prendre sa retraite, de ce tête à tête avec l’ul­time période de la vie qui laisse un homme nu, il com­prit qu’elle n’a­vait fait que main­te­nir les appa­rences, que rien, rien n’a­vait pu la gué­rir de ce qu’elle était…mais qui était-elle ? Main­te­nant qu’elle était morte, il sen­tait que toute sa vie avait été ron­gée par une force pro­di­gieuse, qu’elle s’en était remise à Dieu sur le tard et en secret, bien que la débauche la rat­tra­pât tou­jours, la fît choir de l’astre auquel fébri­le­ment elle s’é­tait arri­mée. Les der­nières pages de son jour­nal, ache­vé un an plus tôt, attes­taient de ses luttes et de sa défaite. Le mot « DÉSASTRE », écrit en majus­cule, occu­pait une page entière : il coïn­ci­dait avec le jour où Pierre lui avait annon­cé leur divorce pro­chain. Une prière pré­cé­dait la ter­rible conclu­sion : « Que Dieu me par­donne de n’a­voir pu vaincre l’é­preuve du Tentateur ».
Oui, Pierre n’a­vait pas sai­si com­plè­te­ment la tra­gé­die morale de sa femme qui depuis tou­jours s’é­tait effor­cée de flot­ter au-des­sus de l’a­bîme de sa chair rete­nue à un fil de plomb.
Il ne s’en­fon­ça pas long­temps dans la vieillesse : deux ans plus tard, la mort le sur­prit par une nuit d’é­té pro­ven­çale, seul et triste, sous le ciel lim­pide de l’Esterel aux côtes rouges de por­phyre scin­tillant sous le feu des étoiles d’une lumière oran­gée. Une der­nière image qui fou­droya son cœur fut celle des yeux verts d’Es­telle, vides, engouf­frés dans l’in­vi­sible quand elle se don­nait sans rete­nue, mais à qui s’é­tait-elle don­née ? Cette ques­tion le lais­sa sans vie dans un der­nier moment d’é­blouis­se­ment, où une étoile comme un œil per­çant cap­ta son regard.